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Critique de Malaura


Beau comme un tableau, émouvant comme les couleurs délavées d'un vieil album photo, poignant comme une larme glissant sur une joue ridée, tel est « le dernier modèle », le roman biographique de Franck Maubert.

Il arrive qu'une toile marque profondément une vie. Pour Franck Maubert, ce tableau s'appelle « Caroline », une huile sur toile de 92 cm x 65 cm, datant de 1965, signée du célèbre peintre et sculpteur Alberto Giacometti.
Franck Maubert ne savait pas à l'époque où il contemplait cette oeuvre magnétique exposée dans les salles du Musée d'Art Moderne, qu'il rencontrerait, quelques trente ans après, la jeune femme ayant servi de modèle à l'artiste et dont l'intensité du regard l'avait hypnotisé, laissant son empreinte à jamais gravée au fond de sa conscience. Leur avenir s'était d'une certaine manière scellé ce jour-là et bien des années plus tard, Maubert allait retrouver Caroline, le dernier modèle et ultime grand amour de Giacometti.

C'est dans un appartement négligé proche de la Promenade des Anglais à Nice, que le romancier et critique d'art rencontre celle qui tourna la tête de l'un des plus grands peintres du XXème siècle.
La jeune femme de 20 ans pleine de vie et de tempérament est désormais une vieille femme chétive et chancelante, fatiguée et malade. En elle ne persiste que ce regard intense empreint de nostalgie lorsqu'elle évoque Alberto, « sa grisaille », cet homme qu'elle a aimé du plus fort de son âme, elle la petite vendéenne de 20 ans, de son vrai nom Yvonne, et lui, l'artiste de renom, son aîné de 40.
Fragile comme une porcelaine de Sèvres prête à se briser, elle raconte dans un murmure un passé lointain et révolu, un temps qui ne lui a laissé qu'un bonheur effleuré et à jamais perdu.
La première rencontre dans un bar de Montparnasse, les promenades dans le petit bolide rouge qu'il lui avait offert, les longues séances de pose où le peintre mécontent de lui-même, révélait ses failles et ses incertitudes, les sorties dans les musées et ses paroles qu'elle buvait en élève appliquée…

Qu'a-t-elle de plus que ces filles des rues qui fascinaient tant le peintre et qui traînaient dans les bars depuis que Marthe Ricard avait fermé les bordels ? Pour l'homme vieillissant elle est la vie même, elle incarne le risque et le mystère, il sait que «son visage d'ange dissimule bien des ombres » mais elle est devenue si essentielle qu'il n'hésite pas à dire à Annette, son épouse, sa légitime, « si je ne vois plus Caroline, je ne te verrai plus ». Même Diego, son frère cadet, l'homme de l'ombre, le fidèle assistant, ne peut rien contre cet amour impossible et sublime.
Elle est « l'as de trèfle qui pique son coeur »…

Parfois elle disparaît pendant des semaines ; Alberto alors est comme un lion en cage, irascible et nerveux, il attend son retour en prenant ses quartiers au bar « Chez Adrien » où les filles lui donnent du « Monsieur Albert ». Quand elle reparaît, pimpante et fraîche comme si rien n'était, son visage de chien battu s'éclaire. Il l'entraîne à l'atelier et le rythme des séances de pose reprend sans plus de commentaires. Leur idylle est de celle qui ne peut se rompre que dans la mort. Elle ne s'éteindra que huit plus tard, avec le décès de Giacometti sur un lit d'hôpital, Caroline à ses côtés.

La plume pudique avec laquelle Franck Maubert reconstitue le puzzle des fragments épars de la mémoire est comme celle d'un peintre qui apposerait ça et là sur sa toile des touches d'ombres et de lumières. Eminemment délicate et sensible, presque gênée parfois de s'immiscer dans l'intimité de cette femme qui vous serre le coeur par tant de dénuement. Car de cet amour partagé, hormis quelques photos, elle ne possède rien, ni tableau, ni croquis, ni lettres, que sa mémoire intacte et la mélancolie de quelques souvenirs qui lui font dire, avec ce petit sourire fugace et ces yeux emplis de nostalgie qu'ont les vieilles personnes quand elles évoquent leur amour de jeunesse : « C'était le bonheur avec un B majuscule, nous étions tous les deux enfermés dans l'atelier, sous la lampe, dehors il faisait nuit et c'était le bonheur…»

Troublé par ces lignes toutes en délicatesse et retenue, on ne peut s'empêcher de les imaginer en ombres effilées, tanagras longilignes comme les statues filiformes du maître, Alberto et Caroline, enlacés, serrés l'un contre l'autre, doucement étourdis et d'amour et d'alcool, un couple embrassé dans une dernière étreinte, déambulant sans bruit sur les trottoirs mouillés d'une nuit parisienne.
Dernier modèle, dernière image d'un film juste avant le mot fin, deux étoiles filantes que l'ombre enveloppe et peu à peu efface…
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