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Ollendorff (01/01/1898)
4.25/5   2 notes
Résumé :
"Le soleil des morts "
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
J'ai tardé à écrire sur le Soleil des morts que j'ai fini de lire il y a une quinzaine de jours à l'heure où je commence à écrire cet article, non seulement car j'ai manqué de temps pour entamer sa critique, mais surtout parce que j'y sens un roman climatérique, sorte de chaînon manquant à ma compréhension de l'histoire psychopathologique des époques sociales, et plus exactement un témoignage rare, subtil, paradoxal et foncièrement coloré, plus profondément utile que son auteur n'aurait songé peut-être, lui qui vivait en une charnière qu'il ne pouvait pas deviner sans doute, s'agissant de l'essence d'une transition de l'esprit humain vers notre ère contemporaine, ouvrage que je dois par conséquent traiter, selon mon intuition, avec la plus extrême précaution d'analyse. J'entrevois même la difficulté de cet examen, tous le souci et le soin, avec la rigueur pénible dont j'aurais besoin pour transcrire une impression que je ne sais pas encore définir et dont la teneur inappréciable m'a fait différer, par volonté de m'y appesantir avec concentration, le moment d'en disserter, à l'issue notamment d'un travail déjà épuisant que je viens d'achever sur la nature sensorielle de la réalité.
Ce roman traduit un seuil mental et moral, seuil dont le franchissement ne connut ensuite aucun retour en arrière, battant poussé, porte close, et regards rétrogrades aboutissant à l'illusion d'un mur uniforme ou d'une béance panoramique. C'était un passage étroit, comme après sexe. L'espèce d'euphorie imbécile née de cet achèvement est le sombreux oubli d'un état antérieur. Il y eut longtemps le moment d'excitation croissante et des égards de performance, la contention dure vers un aboutissement d'explosion, résolution de l'effort, et ça dura jusqu'à la date de ce livre à peu près, puis s'effondra dans la stupeur énervée l'envie de persévérer dans la besogne amoureuse, de compter pour l'admiration d'autrui et de soi-même, d'atermoyer la jouissance – philosophie active du désir. L'orgasme crétin vint enfin qui termina tout en vidage, non sans l'aperçu gênant du halètement bête et le goût amalgamé du dormir. Plus de sève, plus de force. La société obtint, elle prit et s'anéantit brutalement dans la satisfaction béate, sorte de chute de la volonté après le plaisir entretenu de l'insatisfaction. Toute conquête ultérieure parut à la fois pénible et superflue, et tout éreintement déjà fait. Ce fut ainsi le temps de la recharge, qui risque de durer le temps entier du couple satisfait et désoeuvré.
Je me comprends, pour l'instant. J'ai besoin de métaphore pour appréhender l'histoire à peine sensible. Dans la sexualité et dans l'orgasme se situe une image approximative de ce qu'on prépare et atermoie et de ce qui s'annule sitôt réalisé. C'est comme s'il ne fallait jamais, dans la vie et pour vivre, cesser de travailler pour un coït à venir.
André de Neuze, écrivain protagoniste, artiste de dilemme, supérieurement préoccupé par le devoir, rencontre Calixte Armel, en qui le lecteur avisé reconnaît Stéphane Mallarmé que fréquenta Camille Mauclair lui-même, en disciple. de Neuze, édifié par cette profondeur auprès de laquelle penchent déjà ses meilleurs confrères, fasciné littérairement par ce gouffre d'acuité des correspondances poétiques, et atteint dans sa tendresse filiale par cette placidité magnifique au mysticisme superbe et accueillant, déborde d'admiration et d'affection ; et cependant, il vit ses plus antithétiques émois d'amours, incarnés en la dualité de deux femmes, d'une part une grisante sensualité de théâtre aux volontés actives et aux effets électriques, d'autre part la fille d'Armel qui, artiste en son détachement secret et aristocrate dans sa pâle langueur, et pleine de gratitude pour l'idole sainte qui l'a élevée, s'est vouée corps et âme à l'assistance de son père. le trouble naît de cette dichotomie fondamentale, presque élémentale : adoration de la féminité comme puissance d'attraction et de vie ou bien son culte comme idéalité spirituelle et héritage intellectuel.
Ce débat, stéréotypé, peut aisément agacer au-delà des figures préparées et des rôles : l'amour, quoique vraisemblable en cette disposition initiale, est dans les deux cas mensonger, irréel, excessivement corporel ou psychique. (On n'a jamais écrit sur l'amour ; jamais un récit n'a effleuré la consistance de l'amour généalogique et pur autrement qu'en alimentant une banque de clichés faciles et d'extrémités hypersensibles. C'est au point, tant ces mièvreries vaguéales racolent, complaisent et flattent, que j'aime encore mieux « l'amour » selon Sade.) Quand l'une des deux femmes crie logiquement à l'artiste qui ne sait être homme : « Vous en mourez d'être trop sensibles ! Que j'aimerais mieux un équilibre de sagesse et de volonté pure, une levée d'hommes aux yeux clairs, aux gestes mâles, violents, oseurs, capables de plier une femme comme moi, qui vous ai pliés tous ! […] Au milieu de votre groupe j'ai cherché des hommes, et je n'ai trouvé que des amants. » (pages 957-958), l'autre s'exclame au sujet de l'homme qui doute d'être l'artiste, le disciple : « Laisse-moi, père… laisse-moi… Eh ! bien, oui, je l'aimais, malgré l'autre femme… tu veux savoir, tu me forces… oui, malgré l'autre femme je l'aimais – et je savais qu'il ne l'aimait plus, et qu'il revenait pour moi, et je l'attendais… et c'est parce qu'il ne croyait plus en tes idées que je lui ai tout refusé, quoique tu m'aies lassée libre. Oui, parce qu'il n'avait plus ta foi, qu'il te quittait, c'est pour cela seulement que je lui ai dit que je ne voulais pas… et je souffre, oui, follement ! » (page 994) On voudrait plutôt que le protagoniste fût actif et viril, fier, dur, nietzschéen et apte à jouir de la femelle ardente, décorative et pourtant pas si bête, autant qu'il fût propre à convaincre d'un mot ferme la si sérieuse et froide intellectuelle qui suppose stérilement son maître paternel si parfait qu'elle ne peut entendre que, tout mallarméen qu'il est, il a peut-être besoin d'un contradicteur pour le prolonger et le provoquer plutôt que d'un zélateur pour ne faire que l'accompagner avec soumission. Pragmatiquement, on sent la consolation accessible : de Neuze satisferait l'une en la contraignant du corps et l'autre en la subjuguant de l'esprit ; faute d'y parvenir, avec cette analyse du moins se consolerait-il de ne les pas obtenir ou conserver, s'il refusait d'en arriver là, puisque c'est ce dont elles ont besoin. Hélas ! en songeur adepte des solutions de frustration, il est l'éternel éconduit qui aime ce qu'il ne peut avoir et qui ne se déclare que lorsqu'il est bien sûr de ne pouvoir agréer !
Je propose que cette intrigue sentimentale, cependant, ne soit pas l'essentiel édifiant du récit : ces intrigues de tergiversation sont, depuis Stendhal, Balzac et auparavant, des astuces déjà lues. Mais le Soleil des morts est ce qu'on nomme un « roman à clefs », où les personnages sont les miroirs plus ou moins reconnaissables de personnalités littéraires qui ont réellement existé (voir le portrait en actes du sculpteur Rodin sous le nom de Decize, cité en fin de cet article). Il est encore assez inutile, de mon point de vue, d'enquêter sur la correspondance des portraits pittoresques avec ces hommes truculents que la postérité a presque tous négligés (on y découvrirait surtout que le sens de la couleur, chez les êtres, s'est considérablement atténué depuis, au point qu'en comparaison on ne reconnaîtrait pas un individu contemporain), il suffit d'entendre que cette fiction est un peu moins réaliste que réelle, qu'elle propose presque sans intention la fidèle transcription d'un milieu au sein d'une période, milieu de l'élite artistique au moment de son ultime expiration (« Qu'est-ce que l'élite ? Un groupe libre de volontés s'unissant sans se fondre. » (page 910)). On visite ainsi, comme un vestige vivant, l'agonie de cette élite délaissée, l'étouffement élitiste dans un souci intempestif largement ignoré, l'époque d'une fièvre bizarre de foule jaune au seuil de son dernier mécontentement d'individu gros de lourde besogne, qui ne comprend pas encore quelle perspective lui offrent les progrès du loisir, qui ne parvient pas à assimiler le rien où la condamne le divertissement neuf, et qui, habituée de trop longtemps à se conduire par le travail se révolte sans conscience précise dans une sorte d'absurde délivrance inconstructive et suicidaire.
Oui, c'est cela, le Soleil des morts, la fin des élites et les commencements de la masse ; c'est l'obscurité lente qui s'éteint et le feu agité qui explose.
J'ai peut-être tout dit, en ces quelques mots ; l'essentiel, tout du moins – tout ce qui suit ne sera qu'explicitation et qu'allongement. On voit la germination paradoxale d'un grain noir et déchu, solitaire, bourgeonnant en une multiple récolte luxuriante autant que stérile.
Les vrais artistes d'un côté. Renfermés dans une chambre d'ascètes comme les derniers sympathisants d'un dictateur magnifique et déserté, perclus de questionnements subtils, ardus, abscons, argutieux peut-être, ils ont même, fatalistes et incrédules, jusques perdu le souhait de se faire comprendre et de plaire, même d'expliquer, à une multitude humaine sans principe qui s'est trop séparée de la race de l'élite pour en partager les préoccupations et les langages, les mystères éthiques et esthétiques et tout ce qui constitue l'apanage de chaque évolution humaine en une faculté de représenter durablement le monde avec perpétuelle altérité. « Avec l'espoir, les projets, les formules d'un renouveau, ils étaient la fin, les derniers annonciateurs d'un aspect inconnu de beauté, que la modernité au sang pauvre apercevait mais ne pouvait plus saisir. Et avec une obstination douloureuse, ils montraient les routes, s'y engageaient seuls, semblaient exilés par une époque piétinante qui fermait la porte derrière elle et qui ne voulait plus inventer. » (page 934) C'est la fraction supérieure et créatrice de la société, les démiurges en perpétuel travail, toujours à la recherche difficultueuse d'une innovation géniale, fraction des anciens guides et des antiques prophètes, qu'on se met à dédaigner comme des Juifs et exactement pour la même raison : leur hauteur humilie et fatigue, c'est cette même idée de peuple élu et intouchable qui induit l'impression d'un snobisme quand on tient surtout à s'ignorer attardé et qui s'oppose à la piètre compréhension contemporaine ayant commencé à s'alimenter, irrésistiblement et pour longtemps, de confort et de jeux dans une moralité avilie d'égalité à tout prix (« La démocratie a galvaudé jusqu'au livre. Il n'y a plus de livres, il n'y a plus que des bouquins. » (page 948) ; « L'enrégimentement des salons, avec leurs jurys, leurs diplômes, leurs intrigues, celle des journaux des coulisses, des librairies, réduisait les créateurs aux conditions de vente d'un produit manufacturé quelconque. » (page 950)). Une telle suprématie donne à voir par contraste toute l'affligeante stagnation des divertis qui préfèrent oublier l'admiration véritable et suprême plutôt que de considérer leur infériorité, sinon leur retard, sinon leur turpitude. « On ne veut pas de nous, c'est bien simple, parce que nous nous occupons de choses sérieuses, c'est-à-dire ennuyeuses. » (page 902) Cette foule décide alors logiquement de ne porter son engouement que pour des demi-grands, cultureux appointés, compétences de secrétaire, auxquels il n'est pas question d'accorder un mérite supplémentaire au labeur que leurs émoluments justifient déjà assez, par déni d'avoir tout bonnement cessé d'être capable de reconnaître la grandeur. « Une basse jouissance épanouissait la débandade démocratique sous l'oeil de ses fonctionnaires, et s'il lui restait des besoins intellectuels, dont elle conservait l'apparence par vanité, elle s'en choisissait des pourvoyeurs dignes d'elle, vaudevillistes salariés, conteurs érotomanes ou scatologiques, cuistres pompeux ou ternes, chroniqueurs mignards ou prudhommesques. » (page 934) Cette illusion d'art entretient l'estime-de-soi par le sentiment de sa générosité : on est apte encore à distinguer, n'est-ce pas ? puisqu'il demeure des idoles, fût-ce des idoles à portée, des idoles de certaine vulgarité, des idoles populaires de carton ou de plâtre plaqué or ; pour mieux se défendre d'être devenu insensible et inintelligent, on feint encore de paresseux intérêts pour des formes d'art atténuées et populaires. « Par cette balance ingénieuse, les gens concilient à la fois leur désir de nouveauté et leur amour de la routine, et c'est là ce que la majorité appelle le progrès. » (page 903) Il s'agit d'une foule bovine, habituée, accoutumée, acclimatée à sa nonchalance, une foule torpide et stylée au rêve morne d'une réalité confortable que rien ne peut plus réveiller ; c'est la première foule de ce type dans l'histoire, je pense, foule qui ne peut plus réagir, pour qui la réaction c'est-à-dire l'acte, l'acte réel, l'acte réfléchi et constructif, est l'indice d'un effort donc d'un épuisement anticipé – c'est une foule qui renonce à essayer par crainte définitive de se faire mal. « Leurs oeuvres […] s'enfonçaient comme des boulets dans la terre molle ; et il n'y avait ni bélier à soulever, ni assaut à donner contre ce mur de boue où s'enfermait la vieille société sourde, inerte, que l'insulte même ne dérangeait plus et qui vivait dans un ordre social imposé par des morts, dans l'à-vau-l'eau des formules, des cadres, des truismes, au petit bonheur de la déchéance. » (page 938) La façon dont ce roman présente ceci comme une sorte de scandale, même s'il s'agit d'un scandale mou, d'un scandale collectif, morbide et inéluctable comme une tuberculose ou comme une syphilis, illustre assez bien, je pense, la nouveauté du phénomène : quelque chose s'est passé, irrésistible, inflexible, pareil à l'adoption fatale d'une valeur paradoxale et lié à un principe d'inertie de l'évolution des civilisations, d'absolument remarquable et inédit ; ce n'est pas seulement une continuité, c'est une déchéance, une chute, mais consentie parce que perçue comme nécessaire, comme une conséquence poursuivie ou plutôt comme une inconséquence qu'il faut mener au terme dernier ; c'est le hoquet d'un artiste qui constate la mort de toute transcendance associée à l'idée de religion ou, si l'on préfère, de sacerdoce, au prétexte que l'accès à toute quintessence réclame un travail dont le désir, le goût et la valeur se sont exténués et lassés, rendus disparates et fastidieux, intrus. le travail mental, dès ce moment, a cessé d'être une valeur pour la société, il commence à se présenter à la morale commune comme une anti-valeur ; on lui trouve déjà des arguments contre, on a besoin de le représenter, au moins par certains côtés, un vice ; on le transforme et on en fait une conception politique pernicieuse ; on s'en méfie avant peut-être de s'en indigner. L'art au sens exigeant de tradition et d'excellence, d'excellente tradition menant à l'instauration de nouveautés géniales et rares ; l'élite talentueuse est en tous cas une flagrante opposition au progrès des siècles : c'est, à bien y regarder, la prolongation de l'opposition déjà lointaine des classiques et des modernes, la conservation et conséquence du triomphe du romantisme accessible et débile, et l'anticipation de toutes les libertés absurdes à venir et des « arts » d'épate et de publicité.
En toile de fond omniprésente, le Soleil des morts, c'est donc l'histoire de l'artiste qui, faute d'admirateurs dans une époque que des révolutions sociales ont rendue immensément vulgaire, annonce la mort de son métier, du moins la mort de son labeur dans sa dimension de partage et de don : il n'existe plus personne pour recevoir et pour récompenser le talent, il faut donc que son art se change en un enfermement double, l'épreuve à soi-même et le cénacle des rares confrères. Or, qu'advient-il de la conscience de l'artiste alors éclairée de l'insuffisance de son siècle ? Tant qu'il reste des créateurs de l'ancienne école, ceux du labeur et de l'excellence que la société ignore et dont l'entraînement stylé ne peut s'éteindre qu'avec la mort, il faut logiquement, psychologiquement, que leurs oeuvres prennent la dimension absolument experte ed'une élite, puisqu'il ne s'agit plus désormais de faire preuve de pédagogie en s'abaissant à expliquer au Contemporain si évidemment grossier, abandonné irrémédiablement si loin derrière et refusé au moindre désir de se dignifier : plus d'excuse à des « assistances » de peuple, il s'agit d'aller, au sein de cette impression d'impuissance synchronique, directement au chef d'oeuvre de la postérité, si elle devait exister – c'est une élite qui écrit pour une humanité à venir, à défaut d'une contemporanéité, et qui se sait destinée à l'insuccès, au mieux au succès posthume, c'est-à-dire pour l'heure à la pauvreté dure, injuste absolument, et au désespoir. « Et au-delà, l'immense incompréhension. Ses manifestations se limitaient ainsi dans un espace sans air ni lumière ; elle refusait la vie par orgueil, mais aussi comme le prisonnier cellulaire, par nécessité, et elle n'avait même pas à tenter de forcer les portes, car il n'y avait pas de portes ; rien, dans cette époque molle, ne menait à rien, le scandale faisait long feu, le cri restait sans écho, l'au-jour-le-jour cheminait pensivement vers le dernier jour. L'élite vivotait dans cette torpeur universelle ; ses poètes s'éditaient à leurs frais, ses romanciers casaient mal leurs romans, ses artistes, pour réaliser une toile ou une statue selon leur désir, modelaient ou peignaient des têtes de clients maussades et en essuyaient les observations impertinentes durant toute l'année. (pages 938-939) de là vient que ce qu'on nomme littérature fin-de-siècle présente ce caractère délicat, parfois hermétique et d'une subtilité extrême, qui signale le refus de toute entreprise de condescendance au lecteur, de l'aider à interpréter, de venir à sa rencontre et de l'accompagner, puisque justement il n'y a plus ni lecteur ni volonté populaire de s'élever au difficile de l'art, et puisque rien ne servirait, face à cet entêtement ignare collectif, à forcer comme au marteau l'inexpugnable abrutissement des gens. C'est ce qui fait que manifestement l'élite penche vers d'inaccessibles sophistications, tandis qu'un étiolement désabusé s'ensuit chez ces sublimes esthètes qui est la logique même de l'atterrement quand une action ressentie en soi comme nécessaire ne s'accompagne d'aucun soutien et qu'il faut que la création continue sans l'espérance d'une bonne nouvelle. « L'élite ainsi demeurait comme les Byzantins occupés de controverse minutieuses et savantes, dans un empire illusoire et exténué, cerné par le grand submergement des barbares. Elle prolongeait un art admirable et maladif, fin comme les visages de ceux qui vont mourir de langueur, et dressait dans la jouissance égoïste et bousculée de l'époque sa noblesse inutile et ses oeuvres hésitantes, ne persistant que pour l'honneur. Elle eût dû s'imposer comme une féodalité, elle devenait une congrégation, mal tolérée, et tournait le dos à la vie. » (page 937). Cet état est une contingence d
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Dans ce roman ''fin-de-siècle'', on suit un groupe d'artistes d'avant-garde ignorés ou rejetés par la majorité. Un aspect intéressant est que l'auteur a greffé à ses personnages les traits de personnalités parisiennes réelles de l'époque (fin du XIXe siècle). Le côté roman n'occupe qu'une moitié alors qu'une grande place est laissée aux réflexions sur les courants artistiques, le dilemme action versus contemplation passive, les questions sociologiques et philosophiques, etc. Certaines parties m'ont semblées plus barbantes comme ces quelques commentaires haineux dédiés à certains de ses contemporains et les moments où le ton paraît un peu suffisant. Mais d'autres sont vraiment captivantes, comme le chapitre VII qui présente une cinglante critique de la société de l'époque (et qui peut s'appliquer à bien d'autres) et de la déchéance et la décadence qui, semble-t-il, y régnaient. On voit ensuite en action des mouvements pour tenter de renverser la vapeur : anarchisme, socialisme et même quelques ferments d'extrême-droite. L'ensemble m'a surpris, et le roman est parsemé de moments vraiment intenses. Une belle découverte, donc ! Je n'avais jamais rien lu de tel auparavant.

Note : Je crois que l'édition la plus récente de ce livre se retrouve dans l'anthologie ''Romans fin-de-siècle'', Robert Laffont (Bouquins), 1999.
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
« Le vieux » persistait dans son art farouche, imposait au public des ébauches voluptueuses ou abruptes, qui scandalisaient. À présent il ne quittait plus son atelier, y avait logé une couchette sur laquelle il se jetait à peine dévêtu. Il travaillait de l’aube à minuit, ne finissant même plus ses groupes, terminant le morceau qui le préoccupait, puis le laissant là, dans la glaise chaotique, fermant la porte au nez des amateurs, refusant de vendre, empilant tous ces fragments avec une rage muette. Il créait, créait, s’enfermait dans un monde de plus en plus sublime et bizarre, ou parfois se jetait à sa table de lithographie, ébauchait des rêves monstrueux, des cohortes de fantômes, avec des noirs magnifiques, des lumières vaporeuses ou livides. On le croyait fou. Un monument dont il avait depuis des années accepté la commande lui fut refusé, dans la clameur stupéfaite des commissions officielles. C’était une figure à peine humaine, disproportionnée, convulsive, un rocher plutôt qu’un être, un amoncellement de formes belles comme les granits usés par la mer, avec les rugosités d’une matière superbe, une sorte d’autel druidique, une architecture barbare et somptueuse, plutôt une prière de pierre qu’une œuvre sculptée. Et c’était en effet vers une architecture expressive et synthétique, une simplification de la face humaine, qu’allait ce grand inventeur de rythmes, ce tailleur de bloc ressuscité du Moyen Âge, recréant le mouvement dans la matière figée. Un jour, de Neuze, entrant dans l’atelier de Neuilly, encombré à ne plus pouvoir y mettre les pieds, vit Decize occupé à modeler une énorme femme nue, pâmée, délirante, dans une pose lubrique qui lui tordait les reins, une amoureuse terrible, aux proportions anormales, aux crispations monstrueuses. Courbé sur elle, plaquant des poignées de glaise, le vieux maître l’empoignait à plein corps, comme un lutteur, la suscitait du chaos de terre grise à coup d’ébauchoir et de pouce, sans modèle, car il n’en trouvait plus, depuis longtemps, d’assez puissants pour son génie. Le jeune homme interdit s’était arrêté au seuil, resta là longtemps, regardant l’homme se mouvoir. Soudain, Decize le devina derrière lui, se retourna l’œil hagard, et dit en riant, en montrant tout l’atelier d’un geste :
— Oui… je crée tout ça… Il n’y a plus d’hommes ni de femmes, ça s’en va. Alors, je me fais mon peuple. Et je ne le vends pas : ils n’en auront pas, tous les benêts rentés, ces beaux fils à succès. Je garde mes enfants, et je les fais hors nature, avec un sang à moi, avec des allures telles que plus tard, quand on trouvera cet atelier plein, après ma mort, on restera ahuri ; il n’y aura pas un employé des Beaux-Arts, pas un snob, par un bourgeois qui sache qu’en faire, qui ose les mettre chez lui, entre deux chromos, ou dans les musées, à côté de leurs femmes nues en savon, en savon, car ça serait trop fade pour en faire des sorbets !
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La Bourse des bouquins était aussi répugnante que l'autre, on vendait la pensée et le style de pacotille aussi salement que les cuirs et les raisins secs. Dans cette cohue, l'élite risquait ses pauvres livres délicats comme un bébé dans une foule de fête nationale.
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Des stratèges inglorieux rachetaient les reculades diplomatiques du continent par des expéditions coloniales, où la classe possédante sacrifiait à sa soif de lucre des hécatombes de miliciens indigènes, épargnait sur la quinine, et fusillait des sauvages rebelles pour les mêmes résistances qu'elle honorait dans son Vercingétorix ou ses francs-tireurs.
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L'odeur de décadence montait de cette élite, en somme, comme de la foule ; mais c'était une odeur exquisement fanée et captivante, comme ces parfums que la chimie sait extraire des plus odieuses pourritures.
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