La première Renaissance Italienne, si belle, pure, si autonome, n'est pas donnée en Eu au monde par la papauté. Celle-ci n'y trouve pas son compte : ni Giotto, ni Masaccio, ni Carpaccio, ni Mantegna, ni l'Angelico, ni Botticelli, ni Ghirlandajo ou Lippi, ne sont pour elle autre chose que des barbares, des « primitifs », comme le sont les gothiques ou nos primitifs de Bourgogne. Ce sont des artistes trop provincialement patriotes, trop désintéressés dans leur foi ascétique, pour être les agents de diffusion rêvés par le Saint-Siège. Non, ce n’est pas à eux qu'une pareille lâche sera confiée : on ne leur accordera que d'être les soubassements de la nouvelle gloire romaine, celle qui secondera l’internationalisme catholique. C'est à la seconde génération de la Renaissance que sera dévolue l'emprise sur l’imprudent Occident qui est une fois encore venu jouer au conquérant et sen retournera joué par l’astucieuse puissance. C'est à Vinci, à Raphaël, à Michel-Ange, et surtout à leurs successeurs banaux, ampoulés, déclamatoires, que sera demandée l’œuvre d’usurpation.
Une pensée claire nous concentre et nous guide : l'amour de notre terroir, non parce qu'il est notre terroir, mais parce qu'après avoir examiné les autres nous l'avons reconnu admirable. Ainsi tous les discours patriotiques ne laisseront jamais dans l'esprit d'un jeune homme l'émotion persuasive qu'il éprouve au retour de voyages outre-frontières, et le patriotisme acquis est infiniment plus valable que celui qu'on vante dans les écoles à des êtres qui n'ont encore ni vu ni comparé. Au sein d'un volontaire exil dans l'idéologie étrangère, nous nous sommes refait une âme française, et nous ne la perdrons plus.
De 1684 à 1721 l'âme de la peinture française est changée : l'école pompeuse de Le Brun est ruinée, le XVIIIe siècle est prévu, dicté, inscrit dans ses lignes essentielles par un fils de couvreur qui a regardé une société élégante et décorative et l'a recréée en son âme lyrique sans même daigner retenir qu'en 1705 la Régence faisait choir cette société dans l'ordure et la crapule.Watteau mourant substitue à la laide dégénérescence de l'aristocratie qui l'entoure une image de celle qu'elle eût dû être : et la magie est telle que nous ne savons plus voir cette époque qu'à travers le prisme de ce rêve.
Le décor, l'art de Watteau ont été aimés et compris. Je ne peux pas croire que son âme ait été comprise, de son temps, car le XVIIIe siècle eût été tout autre : l'esprit de Frago dans la technique de Watteau, voilà tout ce que le XVIIIe siècle y a pu loger. Et cependant il y a tout autre chose, et quelque chose qui est tellement plus grand, dans Watteau ! Qu'est-ce donc? C'est sa tristesse. D'où venait-elle, cette tristesse sublime vêtue de bleu et de rose, cette Psyché crépusculaire dont le sourire donne le désir de pleurer?
La personnalité morale de Watteau demeure indemne de toute imitation. Son décor, ses sujets, son coloris, son dessin seront repris par des artistes déférents et compréhensifs ; mais ce sont là les vêtements chatoyants de son secret. Il y a en lui une qualité de sentiment absolument unique, et sans rapports avec son temps.