À la question souvent posée : « comment écrire après Auschwitz ? », je continue d’entendre la réponse apportée par Edmond Jabès :
Mes chants ont la friabilité des os sous la terre. J’ai célébré autrefois la sève et le fruit. J’accordais peu d’importance au vent.
Le ciel ferré de l’automne est notre lourd firmament.[9]
Cette réponse prend la forme d’une brève poétique qui vient confirmer le mot de Paul Celan : « Il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes[10]. » Ces chants ne sont plus de célébration, ni d’élévation, puisque le ciel est « ferré » comme les lourdes bottes des militaires. Il ne s’agit plus de chanter la croissance et la fructification, mais de considérer l’invisible, qu’il soit celui d’un souffle ou d’une mémoire enfouie. Marquer sa fidélité, en une parole discontinue et fragmentaire, à ce qui a été et qui a disparu. Prendre soin de la finitude comme on prend soin des morts. En veiller la trace, en entretenir la mémoire. Demeurer le présent souci d’une souffrance passée. « Il faut écrire à partir d’Auschwitz, de cette blessure sans cesse ravivée[11]. »
[9] Edmond Jabès, Livre de Yukel, éd. Gallimard, p. 206.
[10] Paul Celan , Strette, éd. du Mercure de France.
[11] Edmond Jabès, Du désert au livre, éd. Gallimard, p. 104.
Sauver l’idée de poésie : la confiance en une respiration possible dans le langage. Ni docile instrument de « communication », ni marque fatale de notre étrangeté. Lieu plutôt d’un travail où les mots parfois recommencent à ressembler aux choses, où des liens se renouent et des formes s’inventent pour nos manques les plus inconsolables.
Nous savons qu’elle parle de ce qui déclenche ou coupe la parole : les émotions, les angoisses, le passage silencieux de la beauté. Elle défait déforme, dérègle et multiplie les significations. Ainsi consiste-t-elle en une suractivité de sens qui vient répondre à l’absence initiale ou à la pétrification du sens.
Tout poème véritable embrasse dans le même mouvement sa vocation au silence et ses recours contre ce silence.
Dire ensemble, au plus près l’un de l’autre, ce qui nous tient en vie et ce qui nous dépossède : lier le vivre et le mourir en une même gerbe de mots. La poésie est ce travail du langage qui illustre notre capacité à articuler notre finitude dans le temps qui est le nôtre.
Si elle appelle souvent à ses côtés la note, le fragment, ou l’essai, c’est qu’il lui faut sans cesse réajuster son propos à des objets qui se dérobent.
Poésie : les enjeux et les formes de notre destin dans la langue. Pas d’autre vie, pas d’autre monde : c’est sur cette terre que ça se passe !
La langue de poésie ne se laisse enfermer en aucune catégorie, ne peut se résumer par aucune démonstration. Ni instrument, ni ornement, elle scrute une parole qui charrie les âges et l’espace fuyant, fondatrice de pierres et d’histoire, lieu d’accueil de leur poussière. Elle se meut à même l’énergie qui fait les empires et les perd.[14]
L’histoire de la poésie du passé, en ses heures les plus lumineuses, rappelle à nos temps de détresse combien il reste dans la nature de cet art de s’attacher passionnément aux traces de la beauté. Il n’est pas de prétention plus catastrophique que celle qui entend balayer cette mémoire et congédier une fois pour toutes la quantité de rêverie et de désir que la poésie a toujours porté en elle.
Si démuni et soupçonneux que soit le poète d’aujourd’hui, il lui appartient de continuer de prêter l’oreille aux « chants de la plénitude » recueillis dans les livres du passé. S’il ne peut en composer de semblables, au moins les recevra-t-il comme des lueurs lointaines venant éclairer sa nuit.
[14] Lorand Gaspar , Approche de la parole, éd. Gallimard, 1978, p. 11.
Reste un désir désespéré : faire revenir ce qui s’éloigne, remettre en circulation et en débat les deux grands motifs dont toute la modernité poétique a depuis Baudelaire vérifié inexorablement le déclin : l’espérance et la beauté. Ce sont deux mots perdus, deux vieilles lunes hors de propos dont il est à présent jugé inconséquent de parler… Comme de la responsabilité du poète en un temps où l’audience de sa voix est réduite à très peu.
J’appelle pourtant « poète » – et ce mot, bien évidemment, résonne comme un anachronisme – celui qui ne peut, ayant mesuré l’étendue du désastre, échapper par sa parole au devoir d’espérance. Celui dont le langage descend profond dans l’obscurité où fermente « un million d’helminthes[12] », mais veut encore par-dessus tout « saluer la beauté ».[13]
[12] Charles Baudelaire , « Au lecteur », Les Fleurs du Mal.
[13] « Je sais aujourd’hui saluer la beauté », formule d’Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer.
Jean-Michel MAULPOIX – En son for intérieur (France Culture, 1996)
L’émission « Poètes en pied », série d’été de « For intérieur », par Olivier Germain-Thomas, diffusée le 3 août 1996. Invité : le poète en personne.
Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l'unique objet de perpétuer la Poésie française.