La vie errante /
Guy de Maupassant
« J'ai quitté Paris et même la France, parce que la Tour Eiffel finissait par m'ennuyer trop. »
Ainsi commence ce récit de voyage d'un
Maupassant agacé comme beaucoup de Parisiens à l'époque de l'
Exposition Universelle de 1889 par cette « géante chaudronnerie, phare d'une kermesse internationale » qui donnait la nausée à l'auteur, ainsi que « l'horrible spectacle que peut donner à un homme la foule humaine qui s'amuse » ; et l'auteur de se demander si l'on avait bien songé à ce qu'allait devenir Paris envahi par l'univers entier ! Bien sûr,
Maupassant reconnaît que la Tour est aussi le symbole de la force, de la vitalité et de la richesse inépuisable de ce pays surprenant qu'est la France de l'époque, un pays hélas où le cours de l'esprit humain semble s'endiguer entre deux murailles qu'on ne pourra plus franchir : l'industrie et la vente. Quand on songe qu'au commencement des civilisations, l'âme de l'homme s'est précipitée vers l'art, on ne peut que rester étonné pour ne pas dire plus par la tournure prise par l'évolution des sociétés.
Et alors, éprouvant une soif d'autres cieux,
Maupassant écrit : « J'ai senti qu'il me serait agréable de revoir Florence ! » C'est à bord de son yacht de vingt tonneaux, tout blanc, un navire magnifique, qu'il prend la mer avec son équipage pour une croisière le long des côtes italiennes dans un premier temps.
« C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc avec un imperceptible fil doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d'août qui jette des flammes
sur l'eau, ont l'air d'ailes de soie argentée déployées dans le firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en avant, triangles légers qu'arrondit l'haleine du vent, et , la grande misaine est molle, sous la flèche aiguë qui dresse, à dix - huit mètres au dessus du pont , sa pointe éclatante par le ciel. Tout à l'arrière, la dernière voile, l'artimon, semble dormir … Être seul,
sur l'eau, et sous le ciel, par une nuit chaude , rien ne fait ainsi voyager l'esprit et vagabonder l'imagination . Je me sentais surexcité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respiré de l'éther ou aimé une femme. »
Savone, Gênes et ses palais de marbre, ses demeures magnifiques contrastant avec « avec l'opulente barbarie des plus beaux hôtels du Paris moderne , avec ces palais de millionnaires qui ne savent toucher qu'à l'argent , qui sont impuissants à concevoir , à désirer une belle chose nouvelle et à la faire naître avec leur or , on comprend alors que la vraie distinction de l'intelligence , que les sens de la beauté rare des moindres formes , de la perfection des proportions et des lignes , ont disparu de notre société démocratisée , mélange de riches financiers sans goût et de parvenus sans traditions . »
Porto-Fino, puis Florence « qui a pour mes yeux et pour mon coeur un charme inexprimable et m'attire encore presque sensuellement par cette image de femme couchée , rêve prodigieux d'attrait charnel . » Visite de la Toscane en se remémorant le temps des artistes « qui s'en allaient pauvres, sans espoir de fortune, travaillant pour l'art comme de pieux ouvriers ». Pise et la perfection de l'architecture romane, ses proportions et le charme intraduisible des lignes.
Arrivée
en Sicile, la perle de la Méditerranée selon
Maupassant, avec ses sublimes monuments qui
lui font dire : « Nous paraissons ne plus comprendre, ne plus savoir que la seule proportion d'un mur peut donner à l'esprit la même sensation de joie artistique, la même émotion secrète et profonde qu'un chef - d'oeuvre de Rembrandt. »
La Sicile avec le mélange des civilisations arabes, égyptiennes, grecques, byzantines, gothiques et en point d'orgue la Chapelle Palatine, « le plus surprenant bijou religieux rêvé par la pensée humaine. »
Visite de l'Etna et l'ascension du volcan, Syracuse avec sa Vénus célèbre, « si charnelle qu'on la rêve couchée en la voyant debout. » Amputée avec le temps, on imagine son bras tombé qui cachait ses seins ; « de la main qui
lui reste elle soulève une draperie dont elle couvre, avec un geste adorable, les charmes les plus mystérieux. Ce geste simple et naturel, plein de pudeur et d'impudicité, qui cache et montre, voile et révèle, attire et dérobe le symbole de la chair. Pis, elle appelle la bouche, elle attire la main, elle offre aux baisers la palpable réalité de la chair admirable, de la chair élastique et blanche, ronde et ferme et délicieuse sous l'étreinte. Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime une pensée, mais seulement parce qu'elle est belle. »
L'arrivée en Afrique du Nord révèle dès Alger quelques surprises : « Nous sommes , en effet , chez des hommes où l'idée religieuse domine tout , efface tout , règle les actions , étreint les consciences , moule les coeurs , gouverne la pensée , prime tous les intérêts , toutes les préoccupations , toutes les agitations . » L'Islam, « la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice des religions qui ait dompté la conscience humaine, rend triste le regard des femmes comme ce
lui de prisonnières » écrit
Maupassant.
Puis découverte de la Tunisie avec en point d'orgue Kairouan.
Un carnet de route merveilleusement bien écrit pour un voyage d'abord en bateau puis en voiture à cheval et en train à travers le Maghreb.
Maupassant fut un grand voyageur : comme journaliste il découvre l'Algérie en 1881, puis après avoir acheté à Marseille en 1888 un côtre de course, rejoint Cannes avant d' entamer la croisière qui le conduit
en Sicile et Afrique du Nord.
J'ai bien aimé le passage : « Les chevaux ont bu. Nous repartons. »