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Critique de berni_29


Chère Thérèse Desqueyroux, je ne sais pas si je vous aime, je ne le sais pas encore, mais vous m'avez troublé.
Rappelez-vous, j'étais dans ce train qui s'arrêtait de gare en gare, qui vous ramenait... j'allais dire bêtement chez vous, qui vous ramenait à votre époux comme on ramène un enfant égaré dans la rue à ses parents, comme on ramène au troupeau la brebis qui s'en est éloignée... Vous vous apprêtiez à passer derrière les barreaux d'une famille...
Suite à ce non-lieu prononcé quelques heures auparavant, vous étiez libre et déjà enfermée presque à jamais dans l'univers qui vous attendait. Vers l'homme, votre mari, dont on vous avait accusé de l'avoir empoisonné quelques temps plus tôt, mais voilà ! La politique de Papa, la réputation de votre milieu, celle de votre époux, de deux familles, il fallait sauver les apparences, cela valait bien pour vous un non-lieu judiciaire, une soi-disant liberté, une réclusion à perpétuité sur le plan social...
Et dire que ce type, cet époux rustre et chasseur, aimant les chiens qui courent dans la boue comme des idiots après les palombes une fois abattues, celui que vous alliez rejoindre, vous qui cherchiez la compassion, le pardon auprès de lui, dire que celui-là s'appelait... Bernard !
J'ai aimé deux de vos alliées, complices dans la fraternité et la douleur, soyez sans crainte, elles ne sont pas rivales en mon coeur, l'une s'appelle Emma Bovary et l'autre Anna Karénine. Je sais qu'il est particulièrement indélicat, très indélicat même, d'évoquer le nom d'une femme,- encore pire celui de deux femmes -, lorsqu'on s'adresse à une autre femme au plus près du coeur, celle à qui vont ces mots. Ces mots sont pour vous, chère Thérèse Desqueyroux, n'ayez crainte, et je ne sais même pas si ce mot de crainte peut vous faire peur ou vous fondre dans un grand rire devant mes mots stupides, tant vous m'échappez vertigineusement, fuyante à jamais ; je ne saurai jamais qui vous êtes et dans cette énigme à jamais, j'ai l'impression ce soir que mon amour grandit pour vous.
Simplement, et j'en finirai pour ne pas être opportun, les deux femmes dont j'évoquais le nom à l'instant me paraissaient s'être trompées d'histoire au bout du chemin, après le désir, l'attente et les désillusions, fuyantes au travers des pages, cherchant le bonheur ailleurs, mais vous à leur différence, je n'ai pas vu cette fuite éperdue, cette cavalcade dans un train ou une calèche infernale, sauf à imaginer qu'un feu insoupçonné vous brûlait de l'intérieur et que peut-être c'est dans cet espace abyssal plus grand qu'un canyon que vous vous être sans doute égarée...
Plus tard, je vous ai attendue, perché en haut d'une palombière dominant les pinèdes. Oui, je sais, vous auriez tant voulu mettre le feu dans ces pins que vous aimiez tant cependant... Peut-être tout simplement pour que tout s'embrase, ce monde que vous détestiez, que tout s'embrase, les familles, les salons meurtris d'ennui dans cette ambiance étouffante, les chiens de chasse, ainsi que vous.
C'est grâce à l'écriture de François Mauriac que je suis venu à vous par le miracle de ses mots, de l'imaginaire, même si, paraît-il, vous avez existé réellement, ou plutôt le personnage qui vous a inspiré. Tant de femmes ont existé qui vous ressemblent, une seule ne suffirait pas à vous dépeindre, elles étaient multiples, ces femmes projetées dans des mariages imposées. On croirait ce monde révolu, hélas d'autres religions entretiennent le feu pour dire que ce monde n'appartient ni au Moyen-Âge, ni au XIXème siècle, ni dans les Landes engoncées de ce conformisme poussiéreux de début du XXème siècle.
Souvent, dans ces pages, je vous ai effleurée, cherchant un regard, un coin de peau, un coeur qui bat, un endroit où chavirer vers votre rivage. Dans cette atmosphère oppressante, j'ai étouffé près de vous. Pourquoi tant de distances à mon égard ? Je n'étais qu'un simple lecteur finalement... J'ai cru vous effleurer, mais je n'effleurais que des pages, que des mots...
Un récit de cent quatre-vingt-quatre pages... Comme il est inouï de découvrir tout ce qu'on peut dire en si peu d'espace finalement ! Est-ce pour cela que vous n'avez pas eu le temps, chère Thérèse Desqueyroux, de me livrer votre coeur, de me tendre les clefs de cette citadelle imprenable, au moment où vous descendiez du train, vers cette gare presque oubliée dans ce paysage de campagne. Je ne sais même pas si vous m'avez regardé un seul instant lorsque vous vous êtes retournée au dernier moment avant de cheminer vers l'enfer de cette vie qui vous attendait.
J'aime la femme que vous êtes, meurtrière, immorale, louve, ce soir par compassion ou par amour, je ne sais pas, je veux être immoral pour sauver de l'abîme ou de la boue vos pas, vos trébuchements, tendre mes bras vers ce qui reste encore de mystère en vous, inavouable, comme un secret, scellé sur votre visage immuable... C'est presque jusqu'à Paris, sur ce trottoir solitaire, que je vous aurai mal compris...
Maintenant, je sais que ce n'était pas moi qui était dans ce train d'Aquitaine, mais un certain François Mauriac, orfèvre des mots et du coeur, capable d'une écriture aussi intelligente que poétique, capable de cerner l'émoi d'un coeur. Avant cela, avant dimanche où j'ai lu ce livre, coïncidence étrange, j'ai entendu la veille sur France Culture la voix de cet écrivain, la rediffusion d'une très ancienne émission de radio, il avait la voix d'un vieil homme, la voix chevrotante, usée, presque aphone, alors que le lendemain, à travers ses mots, je me disais, ô que cet homme devait être plein de sang, de passion, dans la force de la vie, pour vouloir chercher à embraser le coeur de cette femme devenu endormi, résigné par les conventions et les arrangements d'un autre temps...
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