Un narrateur énigmatique raconte à un homme qui n'est pas nommé la mort absurde de son frère aîné, tué sauvagement par quatre vigiles dans un magasin où il avait bu une canette de bière sans passer au préalable par la caisse.
Ainsi que l'indique la quatrième de couverture, « cette fiction est librement inspirée d'un fait divers, survenu à Lyon, en décembre 2009 ». Ce court récit, qui m'a bouleversée, m'a beaucoup questionnée, à de multiples titres.
Ce qui surprend le lecteur, de prime abord, c'est la ponctuation : pas un seul point ne figure dans ce court roman (62 pages au total). Faut-il voir dans l'espace de ces pages comme une immense phrase, à lire d'une traite, ainsi que je l'ai fait ? Mais un regard attentif corrige cette première impression : le premier mot du roman, « et », ne commence pas par une majuscule, le dernier signe de ponctuation, qui clôt le récit, est un tiret. Ce style, que je découvrais ici, ne m'a nullement gênée dans ma lecture. J'ai trouvé qu'il était particulièrement bien pensé au regard du contenu abordé.
L'événement dramatique qui est conté n'est pas présenté de manière chronologique ou selon la logique classique. le narrateur opère de nombreuses digressions, raconte selon le fil d'associations d'idées. le lecteur reconstruit l'événement dans sa globalité une fois arrivé au terme du récit. A mon sens, cette construction chaotique reflète l'absurdité de cet événement tragique, le chaos, la violence d'une fin de vie.
La question cruciale du récit, en effet, peut se réduire au mot « sens » : quel sens cet événement a-t-il ? Ainsi, Mauvignier me semble aller plus loin que
Jean Teulé dans «
Mangez-le si vous voulez » paru en 2009 qui raconte la mise à mort d'un élu en 1870 sur fond de guerre de Prusse. Ce fait divers sordide était présenté de manière crue et réaliste, aucun détail n'était épargné au lecteur, mais les motivations des assassins n'étaient pas questionnées. Dans «
Ce que j'appelle oubli », certains détails peuvent être également très réalistes, mais Mauvignier explore habilement la résonance de cet événement sur les autres (le frère, destinataire du récit, les acteurs du monde judiciaire, du monde des médias, les assassins eux-mêmes), avec en filigrane la question du sens et des motivations.
Ainsi, le procureur et les journalistes souhaitent comprendre cet acte en essayant de circonscrire la victime dans une catégorie : SDF, voleur, … susceptible d'éclairer sa mort violente.
« que ni le procureur ni les journalistes ni la police ni personne n'admettra jamais, que ces types-là se soient payés sur sa tête, et ils ont tout fait pour essayer de la comprendre, cette mort, tout fait pour lui donner un sens et la trouver un peu normale, ils ont écrit des papiers, ils en ont balancé sur lui pour savoir s'il était SDF ou quoi, s'il avait des antécédents et combien de vols à la tire ? » (p. 38-39)
Cette démarche a-t-elle elle-même du sens ? Au-delà de toute emprise déterministe, la liberté du sujet demeure.
Le frère survivant, plus jeune, souhaite également comprendre – du moins, c'est ce que suppose le narrateur qui s'adresse à lui :
« ton frère, il sera pour toi comme une lacération dans ta vie, et tu voudras comprendre, des années entières à te torturer l'esprit pour vouloir revivre chacune des minutes et des secondes entre les palettes et les chariots élévateurs, pour comprendre, parce que – n'est-ce pas ? – tu diras, je veux comprendre, je veux savoir pourquoi les tours de conserves hautes comme des montagnes de bouffe et de fer » (p. 41)
Le narrateur cherche lui aussi à délivrer des éléments d'intelligibilité sur la personnalité de la victime. Au détour de certains mots, le lecteur peut appréhender la vie d'errance que semblait mener celle-ci :
« ils n'ont pas eu le temps de faire l'amour et puis, voilà, quand il allait rencontrer quelqu'un, elle ou lui, quand il allait sortir de l'oubli,
ce que j'appelle oubli, lui qui marchait souvent dans la rue du côté de Montparnasse et traînait dès le matin, comme ce matin où il n'avait pas encore eu le courage d'aller prendre une douche à la piscine ni de se raser ni rien » (p. 47.)
Cette citation – en clin d'oeil au titre – montre combien la victime (toujours nommée en un « il » qui éloigne) aimait déambuler. Un passage vers la fin illustre également son parcours d'errance sexuelle, tissé de relations éphémères avec
des hommes et des femmes.
Qui est le narrateur ? Qui parle ? Qui rapporte cet événement ? Pas un témoin neutre, extérieur, en tout cas. Etait-il présent quand cet homme est mort ? Ce dernier n'est pas nommé, à travers un prénom ou un nom. Il n'existe que par la voix d'un autre qui rapporte un fait, à la fois à distance (en témoigne ce « il » qui désigne la victime) et en même temps engagé, souhaitant délivrer un message (au frère de la victime, en premier lieu, mais aussi au lecteur).
Un livre coup de coeur, mais aussi, et surtout coup de poing, dans lequel l'auteur essaie de remettre du sens autour d'un événement tragique, pour pointer, in fine, son absurdité. Un récit violent, bouleversant, questionnant.