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Critique de Rodin_Marcel


Mauvignier Laurent - "Dans la foule" éd. de Minuit, 2006 (copyright 2006-2009) (ISBN 978-2707319647).

Un roman remarquable, lu, relu, re-relu : comme tout grand texte littéraire, ce récit supporte sans peine plusieurs relectures. de l'art d'allier un sujet profond à une écriture apte à en rendre compte.

Ce roman prend pour cadre les horribles évènements du stade du Heysel, le 29 mai 1985. Pour celles et ceux qui auraient oublié : juste avant le match de la finale de la coupe de football d'Europe qui se joue à Bruxelles au stade du Heysel et qui oppose la Juventus de Turin au F-C-Liverpool, des groupes de supporteurs anglais, des hooligans, attaquent violemment les supporteurs italiens : 39 morts (34 Italiens, 2 Belges, 2 Français et 1 Irlandais) et plus de 600 blessés. A ce drame en quelque sorte "initial" s'en ajoutent trois autres au moins :
- après délibération, les autorités du monde du foot décident, malgré cet horrible carnage, de faire jouer le match, comme si de rien n'était, et les joueurs s'y collent ! L'équipe italienne "gagne" par 1 but à 0, victoire oh combien dérisoire et honteuse !
- l'instruction du procès montre que les autorités belges n'avaient absolument rien prévu, rien préparé, qu'elles étaient totalement incapables d'assumer la gestion d'un match aussi risqué, alors qu'à cette époque-là les clubs anglais étaient parfaitement connus pour être accompagnés dans leurs déplacements par des bandes fascistes se livrant systématiquement à des agressions violentes sur les autres supporteurs ; bien sûr, les "défenseurs" abjects de ces criminels vont s'engouffrer dans cette brèche, et détourner le procès des hooligans pour le transformer en procès des autorités belges, un coup bien classique dans le rendu de l' in-justice dans nos pays dits civilisés
- si bien que les 26 criminels dûment identifiés par la police anglaise comparaissent trois ans plus tard, en octobre 1988, bien endimanchés, bien habillés, jouant parfaitement le rôle d'innocents injustement persécutés et ... sont acquittés !!! (Comparons un instant avec la catastrophe d'Outreau !)
Juste retour des choses : se voyant ainsi garantir l'impunité, les hooligans frappent de plus en plus fort. A peine six mois plus tard, le 15 avril 1989, ils provoquent un autre carnage au stade de Hillsborough à Sheffield, de nouveau à l'occasion d'un match auquel participe l'équipe de Liverpool, causant cette fois la mort de 96 personnes, des blessures graves sur 300 autres et des blessures plus légères sur au moins 1000 personnes. Ce n'est qu'à ce moment-là que les autorités politiques, toujours aussi lâches devant les foules et les lobbies footballistiques, vont enfin se décider à réagir.

L'auteur prend donc ces évènements pour cadre de son roman, qu'il déroule (contrairement à "des hommes") dans l'ordre chronologique : depuis la veille du match, jusqu'à environ trois après, une fois le jugement rendu. Il met en scène
- un groupe de trois frères anglais de Liverpool (les deux plus âgés appartiennent corps et âme à ces groupes fascistes de hooligans et n'en sont pas à leurs premières exactions, tandis que le plus jeune est vu comme l'intellectuel incapable de faire autre chose que de les suivre et les imiter pour tenter de s'intégrer au groupe, tenant après-coup la chronique des évènements)
- un duo de deux traîne-savates français, dont l'un (Tonino) est franco-italien, l'autre (surnommé Jeff) français pur sucre, deux jeunes hommes désoeuvrés qui se rendent à ce match sans avoir retenu la moindre chambre d'hôtel ni même avoir acheté de billets, sur le mode "on verra bien comment ça se présentera quand on y sera" : Tonino vole des billets à un jeune couple belge naïf ; Tonino et Jeff sont blessés lors de l'émeute, mais parviennent à s'en sortir sans trop de dommages physiques
- un jeune couple italien fraîchement marié, Francesco et Tana ; Francesco parviendra à entraîner Tana à l'écart pour qu'elle se sauve, mais sera lui-même tué au cours de l'émeute ; désespérée, désorientée, Tana s'enfonce ensuite dans l'alcool, la drogue, la quasi-prostitution.
Trois ans plus tard, après le rendu du jugement, Tonino décide Jeff à venir avec lui retrouver Tana en Italie : le roman se termine sur une touche très légèrement optimiste, puisqu'il semble que Tana et Tonino nouent une relation réparatrice.

Ce roman est un récit fort, charpenté, travaillé. La montée de la violence aux abords du stade est rendue avec une prodigieuse maîtrise et une grande économie de moyens, ce qui rend la description poignante : l'auteur restitue parfaitement cette irruption de la violence aussi anonyme que gratuite. le fait d'alterner la vision de chacun des trois groupes de protagonistes lui permet de rendre compte des évènements au ras du vécu individuel, donc avec une grande crédibilité. Mieux encore : le fait que le narrateur de chacun des trois groupes imagine à l'avance la réaction des gens (surtout des femmes) restés au pays donne une profondeur dramatique supplémentaire (cf par exemple pp. 244-247).
Seul bémol : je n'aime pas les trop longs passages de "voix intérieure" de Tana exposant son désespoir et son chagrin après les évènements, il y a trop de redites, même si, dans la réalité, j'imagine fort bien que les gens subissant ce genre de traumatismes restent bloqués et ruminent sans fin leur peine.

La destruction des victimes est parachevée par le procès au cours duquel de généreux spécialistes démontrent que chacun des hooligans est finalement innocent (pp. 370 et seq).

Je suis persuadé que l'auteur dit la vérité lorsque, dans une interview (cf dossier Mauvignier), il déclare avoir travaillé plus de quatre années à ce texte !

Dans le suivant, "des hommes", il ajoutera la petite touche de génie qui manque ici pour faire un roman exceptionnel, à savoir inverser la chronologie, partir d'évènements postérieurs et remonter vers le drame...
NB : C'est ainsi que le film "la vie et rien d'autre" (Bertrand Tavernier – sortie en septembre 1989) raconte les horreurs de la Grande Tuerie 1914-1918 en en montrant les conséquences et non le déroulement : au-delà d'un degré ultime d'horreur, il est inutile de chercher à décrire l'impensable, il vaut mieux se limiter à en décrire les traces ultérieures indélébiles...

Un grand roman, une grande réussite littéraire.
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