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Critique de HordeDuContrevent


Quel auteur déjà a écrit que la littérature servait soit à enrichir son lecteur soit à le bouleverser… ? Je ne sais plus, mais cette citation, sans doute mal formulée, m'est revenue en mémoire après avoir lu d'une traite, comme en apnée, « de purs hommes » de Mohamed Mbougar Sarr. Car j'ai appris. Et j'ai été bouleversée.

J'ai appris et j'ai été bouleversée par le sort réservé aux homosexuels au Sénégal, voire tout simplement à celles et ceux faisant l'objet de rumeurs d'homosexualité. Derrière le terme d'homosexuel, « goor-jigéens » en wolof, on y met d'ailleurs également les hommes et les femmes ayant des sexualités autres que l'hétérosexualité, pas de nuance, pas de détails, du pareil au même. Des personnes impures, coupables, à éradiquer.

« le mot goor-jigéen est problématique. Ça veut dire homme-femme comme tu sais. Mais c'est quoi homme-femme ? Rien et tout à la fois. On met dans le mot goor-jigéen toute identité sexuelle qui n'est pas hétérosexuelle. Alors on appelle goor-jigéen, comme on nomme ici les homosexuels, les transsexuels, les bisexuels, les hermaphrodites et même les hommes simplement un peu efféminés ou les personnes à l'allure androgyne ».

Ndéné Gueye est professeur de français à l'université de Dakar. Sa petite amie lui montre un jour une vidéo devenue virale dans la capitale : celle montrant une foule hystérique en train de déterrer le cadavre d'un homme considéré comme « goor-jigéen » et donc indigne d'être enterré dans un cimetière musulman. Les seules personnes au Sénégal à qui on refuse une tombe.
S'il comprend dans un premier temps les motivations des protagonistes, étant imprégné lui-même de cette culture sénégalaise qui ne voit pas d'un bon oeil l'homosexualité, la vidéo particulièrement violente et empreinte d'un souffle d'intolérance primaire, commence à le fasciner au fur et à mesure qu'il prend pleinement conscience du sort réservé aux homosexuels dans son propre pays. Qui était l'homme de cette vidéo ? Où habitait-il ? Qui sont ses parents ? Pourquoi est-il considéré comme impur ? Qu'est devenu son cadavre ?
Au même moment une note du ministère tombe interdisant aux professeurs de lettres d'enseigner la vie et l'oeuvre d'auteurs suspectés d'être homosexuels. Notamment Verlaine, note que Ndéné n'a pas vu, la gestion de sa boite mail n'étant pas son point fort. Il a donc fait un cours sur Verlaine sans se rendre compte ce que cela va apporter en termes de méfiance et de mécontentement parmi ses étudiants, cet auteur, entre autres, faisant partie de la propagande européenne pour introduire l'homosexualité sur le continent africain. Sommé de s'expliquer sur le sujet par ses étudiants, ils décident de boycotter ses cours. Enfin le doyen le met à pied. le professeur n'a pas voulu s'excuser.

Sa curiosité envers l'homosexuel de la vidéo ainsi que sa résistance au sein de l'université, complètement tiraillé entre sa conscience et les valeurs traditionnelles de sa communauté, vont l'entrainer vers la marge, l'étau terrible de la rumeur se resserrant autour de lui.

Cet auteur m'avait éblouie et fascinée avec « La plus secrète mémoire des hommes » que j'avais trouvé érudit, élégant, brillant. Ce livre-ci, écrit bien avant, m'a bouleversée. La plume de l'auteur, plus simple et moins travaillée, mais également poétique et sensible, plus sensuelle, érotique et révoltée aussi, donne au discours force et puissance. Au-delà des faits révoltants rapportés, on s'émeut avec l'auteur qui sait nous faire ressentir : odeurs, couleurs, sensation des peaux et des regards, il convoque nos sens. Là se trouve la puissance de ce récit : nous apprendre des choses promptes à nous révolter tout en nous les faisant vivre de façon sensorielle. Quand la lecture est à la fois source d'apprentissage et d'émotion. Voilà ce que maitrise avec coeur et âme Mohamed MbougarSarr. En allant jusqu'à nous plonger dans les sexes des femmes, la source des origines. Virtuosité.

« Pour les femmes les plus emportées par la folie du sabar, la démence de l'instrument satanique dont le vrombissement pouvait, disait-on, empêcher d'entendre la voix même de Dieu s'il eût été devant vous, pour ces femmes, donc, les beco mêmes devenaient trop pudiques ; elles les relevaient d'un geste nerveux. Et alors brièvement, on entrevoyait les sexes, les grands sexes noirs au coeur rouge, secrets et majestueux dans leur inaccessibilité, charnus comme des fruits tropicaux, coiffés de couronnes de toison luisant d'un éclat sombre…Ils béaient, ces sexes bombés, ils béaient comme des bouches étonnés ; et les femmes, dans la seconde où elles les exhibaient, en exagéraient l'ouverture et la profondeur, comme pour donner à voir leur âme. Cela durait le temps d'un battement de coeur et les rideaux des cuisses, de beco et de pagnes se refermaient, renvoyant les fleurs du monde au secret ».

On sent toute sa révolte par moment, on devine des phrases écrites avec toute sa colère et tout son amertume, notamment lorsque l'auteur dénonce l'hypocrisie derrière la façade du soi-disant bon musulman : « C'est bien nous, irréprochables saints au grand jour, bouffeurs de seins, gamahucheurs émérites, renifleurs de culs, fétichistes des gros orteils, buveurs de jus de sexe à la nuit tombée. Comédiens. Prestidigitateurs. Bonimenteurs. Illusionnistes ».

Un livre sensoriel écrit par Mohamed Mbougar Sarr, avec toute son âme et tout son coeur, au service d'une histoire dénonçant la façon dont sont traités, avec violence, cruauté primaire, les homosexuels au Sénégal. Une histoire sur le combat de tout homme devant l'horreur entre conscience personnelle et valeurs de sa communauté, valeurs collectives faisant humanité. Où est la vérité dans ce combat ? Une histoire sur la relativité (ou pas) de l'homosexualité aux espaces, aux traditions, aux cultures… Un petit livre fort, dérangeant et bouleversant.
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