AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Kirzy


Rentrée littéraire 2021 #38

Chaque page de ce roman ruisselle de littérature, il l'expire et l'inspire sans jamais la présenter comme séparée de la vie, mais à l'intérieur de la vie. Dans La plus secrète mémoire des hommes, il n'est question que de livres, d'écrivains, de notre rapport intime à la littérature, de notre façon de lire les textes et de les recevoir. Ainsi présentée, on peut se dire que ce texte va être un peu poseur, sûrement pédant, assurément ennuyeux. Que nenni ! J'ai été complètement emportée par le souffle puissamment romanesque de cet éblouissant roman, envoutée même par une sorte de magie qu' infuse une prose inventive et flamboyante, en perpétuel mouvement.

C'est l'histoire d'une quête, celle d'un livre maudit. Dès qu'il le découvre, le jeune écrivain sénégalais Diégane, monté à Paris plein d'ambition, en est possédé. Il décide d'enquêter sur son mystérieux auteur devenu paria : T.C. Elimane, lui aussi Africain francophone, a connu la gloire en 1938 avant d'être balayé par une accusation de plagiat et de disparaître. Etait-il " un écrivain absolu ? un plagiaire honteux ? un mystificateur génial ? un assassin mystique ? un dévoreur d'âmes , un nomade éternel ? un libertin distingué ? un enfant qui cherchait son père ? un simple exilé malheureux qui a perdu ses repères et s'est perdu ? " Cette quête, au départ littéraire, se double très rapidement d'une quête existentielle : Diégane veut trouver l'Homme en lui, un sens à sa vie, une direction comme pour se ressusciter.

Le roman se déploie à travers un siècle d'histoire France / Sénégal, déambule à travers les fléaux du XXème siècle ( les tranchées de la Première guerre mondiale, la Shoah, la colonisation ), révélant à Diégane vérités et illusions. La construction très borgésienne de ce livre-monde est vertigineuse, multipliant les mises en abyme. Un jeu de pistes entre enquête policière, témoignages de ceux qui ont croisé Elimane et sont toujours hantés par lui, et roman initiatique, le tout saupoudré d'une touche de magie inquiétante et de fantastique étrange. Les légendes se fracassent les unes aux autres, les récits s'enchâssent, se mêlent pour tenter de cerner le fantôme de l'écrivain disparu, échafaudant très progressivement un portrait ambigu et parcellaire. La vérité est toujours plurielle dans cette structure polyphonique qui n'assène jamais mais laisse toute sa place au lecteur pour imaginer et douter sans pour autant jamais le perdre d'une époque à l'autre et d'un narrateur à l'autre, de France à Sénégal en passant par l'Argentine.

Cette narration labyrinthique rend parfaitement compte de l'histoire complexe des liens franco-africains, toujours avec subtilité, sans manichéisme mais fermeté lorsque est convoquée par exemple la mémoire des tirailleurs sénégalais. Surtout, le récit dépasse brillamment l'étouffante question de ce face à face Occident / Afrique pour ne parler que de littérature et de la condition de l'écrivain, à la fois magnifique et misérable. le roman rend hommage à cette littérature africaine d'expression française et redirige le regard vers Yambo Ouologem, écrivain malien qui a inspiré le personnage fictif d'Elimane. Il a été le premier romancier africain à recevoir le Prix Renaudot en 1968 pour le Devoir de violence qui suscite nombreuses polémiques car il remet en cause l'Afrique mythifiée célébrée par la poésie senghorienne et la Négritude. Accusé d'avoir plagié Graham Greene et André Schwartz-Bart, il choisit de vivre en reclus.

Un thriller littéraire palpitant, stimulant et malicieux d'une impressionnante maitrise. Sans déguisement ni futilité ( mais sans être dénué d'humour ), tout y est dense et fait sens pour construire un chant d'amour dédié au pouvoir intemporel de la littérature. Formidable !
Commenter  J’apprécie          39045



Ont apprécié cette critique (261)voir plus




{* *}