On ne présente plus le génial Ian McDonald.
L'auteur du Fleuve des Dieux et de la trilogie Luna semble pourtant moins connu en France pour ses textes courts. Ce serait d'ailleurs oublier bien vite La Petite Déesse, recueil extraordinaire s'il en est.
Pour corriger cette lacune, les éditions du Bélial' ont choisi de commencer l'année en traduisant une novella du britannique : le Temps fut.
Vainqueur du British Science-Fiction Award en 2018 et largement acclamé par la presse, le Temps fut nous transporte d'époque en époque pour évoquer l'amour, la mort et l'incertitude.
Temps, es-tu là ?
Lors de la fermeture du Golden Page, une librairie ancienne, un bouquiniste 2.0 qui utilise eBay et autres réseaux de ventes en ligne se porte acquéreur d'un recueil de poèmes où il trouve une lettre adressée par un mystérieux Tom à l'attention d'un certain Ben.
Emmett Leigh vient-il de dénicher une perle rare, de celles qui vivent coincées entre les pages et se redécouvrent par hasard bien des années plus tard ?
Bien vite, Emmett comprend qu'il est tombé sur une correspondance entre deux soldats amoureux. Une chose banale, à peine interdite par les moeurs de l'époque. Sauf qu'au gré de ses recherches, le bouquiniste surprend Ben et Tom tantôt aux Dardanelles tantôt en Bosnie…avant de les retrouver à Nankin ! Les visages sont les mêmes, ou presque, mais les dates, elles, sont impossibles…
Vous l'aurez deviné, le Temps fut est une histoire temporelle.
Ian McDonald utilise la théorie quantique et imagine un projet secret qui tente de manipuler le temps… sauf que les effets ne seront pas ceux escomptés. Au lieu de pouvoir précisément atterrir quelque part, Ben et Tom voyagent dans les endroits d'incertitudes les plus élevés comme les particules d'Heisenberg le feraient au naturel.
Ce voyage dans le temps, erratique sans l'être, incertain mais inévitable, devient le point central de l'enquête d'Emmett Leigh, ici témoin privilégié de l'amour et de la haine.
Se souvenir des choses laides
Attirés par les plus grand moments d'incertitudes de l'Histoire, Ben et Tom sautent de conflits en conflits, d'horreurs en horreurs, de terreurs en terreurs. Ian McDonald rapproche les massacres et essaye de faire de ses personnages des témoins de l'indicible pour rapporter un souvenir de choses si terribles qu'elles ne devraient jamais être oubliées. Tel un Edward Whittemore du temps, le britannique explique le massacre de Nankin et s'interroge sur la compassion du narrateur à l'égard de Rabe, ce Nazi qui tente tout pour sauver les Chinois de la Zone Internationale. Puis, de façon plus lointaine, McDonald laisse entrevoir le désastre des Dardanelles et le génocide en Bosnie. Ils transforment ainsi ces conflits en noeuds temporels, des endroits où un grain de sable peut tout changer et où observer semble primordial…au moins pour ne pas oublier ! À cette haine s'oppose ici l'amour inaltérable de deux hommes qui n'auraient pas du s'aimer, qui se rencontrent poussés par le hasard…ou le destin…ou... Qui sait ?
L'amour traverse le temps et les incertitudes.
Entre les deux se trouve Emmett, ce bouquiniste-enquêteur dont le rôle ici ne fait que peu de doutes. On sait très bien, au moins par ses initiales, qu'il sera l'un des acteurs principaux de cette exploration temporelle…mais comment ? Pourquoi ? Une nouvelle fois, Ian McDonald pousse au bout sa logique de l'incertitude, jusqu'à mettre le lecteur devant ce principe même qui voit les lignes temporelles se multiplier, se rencontrer, se dépasser. Seulement voilà, y'a-t-il vraiment un hasard dans le destin qui nous guette tous ? Une seule certitude en fin d'ouvrage, le Temps fut…et sera de nouveau.
Le voyage est incertain pour le lecteur comme pour le narrateur mais le jeu en vaut la chandelle. Grâce sa construction narrative implacable et à son exploration de l'amour et de la haine à l'ombre de l'incertitude du temps, le Temps fut s'impose comme une novella intelligente et poignante qui convoque les démons de l'Histoire et la force inaltérable des sentiments humains.
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