De l'autrice justement célébrée du « Serpent du Rêve », un space opera de 1983, minant le roman d'aventures conquérantes de l'intérieur, de sa sensibilité subversive et subtile.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/08/23/note-de-lecture-
superluminal-vonda-n-mcintyre/
Laena, qui en a les rares capacités physiologiques, vient de subir l'opération complexe qui lui permettra de devenir pilote interstellaire, et de rejoindre cette caste fermée si essentielle à l'économie politique globale de la sphère dominée par les Terriens, à travers les replis de l'espace-temps encore si largement inconnu. Orca est une équipière, participant aux vols spatiaux, mais ne pouvant pas piloter. Elle est aussi (et peut-être surtout, quoi qu'elle s'en défende âprement) une plongeuse, membre d'une espèce humaine en évolution volontaire incessante pour toujours mieux s'adapter aux océans et à la compagnie des baleines, des dauphins et des orques. Radu est également un équipier, totalement débutant, originaire d'une planète dévastée par une épidémie, dont il est l'un des très rares survivants. Voici les trois protagonistes principaux d'un jeu de billard aux nombreuses bandes, où la découverte fortuite d'un pouvoir qui ne devrait pas exister, permettant l'accès à l'espace-temps sans les monstrueuses contraintes du pilotage, pourrait faire trembler les fondations même du système politico-économique et révolutionner l'approche des dirigeants terriens vis-à-vis de l'espace et de leurs propres populations, peut-être.
En 1983, à une époque où l'aventure spatiale science-fictive est justement menacée d'obsolescence sous le poids de ses clichés scientistes, simplistes et masculinistes hérités sans guère de modifications structurelles d'un « âge d'or » qui accuse bien alors ses quarante ans, un renouveau se dessine, qui redonnera un souffle puissant à une rêverie nécessaire, dans laquelle le politique peut se faire plus subtil et plus intéressant que dans le space opera militariste qui se prépare pourtant à déferler, profitant du gigantesque pas en arrière scénaristique représenté par le succès planétaire de « Star Wars » à l'écran (recul que la vague cyberpunk soulignera à sa propre manière en pratiquant son art affûté du contrepied).
Dans ces années où sévissent par exemple les redoutables
Jerry Pournelle et
Larry Niven, d'autant plus redoutables qu'ils ne sont bien entendu pas exempts de qualités, avec leur série militariste «
La paille dans l'Oeil de Dieu », démarrée en 1974 (que
David Drake et SM Stirling à partir de 1979 ne feront au fond que développer, renouveler et amplifier pendant bien des années, en cultivant le détail des armements et des tactiques), où la grande
C.J. Cherryh hésite encore entre les très classiques «
Chanur » et les pré-révolutionnaires «
Forteresse des étoiles » de 1981 et «
L'Opéra de l'espace » de 1983, qui partagent d'ailleurs plus d'un élément de contexte avec «
Superluminal » (et qui amèneront ainsi son chef-d'oeuvre de 1988, « Cyteen »), et où Fred Pohl, se souvenant qu'il fut le co-auteur du somptueux brûlot « Planète à gogos » en 1953, laisse toutefois osciller son cycle célébré de « La grande porte », commencé en 1977, entre deux eaux politiques et thématiques, il faut un certain courage à
Vonda Mc Intyre, même tout auréolée du succès public et critique de son « Serpent du rêve » de 1978 (couronné par les prix Hugo, Nebula et Locus, et à lire sans attendre si ce n'est déjà fait, naturellement – Mnémos devrait incessamment rééditer cet indispensable, inexplicablement épuisé en France), pour proposer ce space opera subversif, où l'étoffe des héros, pilotes spatiaux indomptables et sacrificiels dopés à une adrénaline et un orgueil dignes de « Top Gun » (1986), l'humour et l'autodérision en plus, se dissout savamment et subtilement dans les contradictions discrètes d'une société faussement ouverte se découvrant des ennemis qui n'en sont pas vraiment – mais qui ne souhaitent visiblement pas jouer le jeu, in fine, de son capitalisme scientifique et marchand, lui préférant la joie pure de l'exploration (ce dont se souviendra la
Becky Chambers de «
Apprendre, si par bonheur ») et la fréquentation en toute sagesse de frères vivants des profondeurs (
David Brin, déjà engagé dans son cycle exceptionnel de l'Élévation avec le modeste « Jusqu'au coeur du soleil », le portera au sommet, justement, avec son «
Marée stellaire » de 1983, produisant lui aussi, avec le succès que l'on sait, une formidable synthèse ambiguë de l'ouverture galactique et de l'exploration de soi).
Publié en 1983, donc, traduit en français au Club du Livre d'Anticipation en 1986, par
Daniel Lemoine, réédité désormais chez Mnémos (en juin 2022, la traduction ayant été révisée par
Olivier Bérenval), «
Superluminal » mérite bien davantage qu'un détour, et dégage une pertinence fort contemporaine à bien des égards, malgré une écriture pouvant sembler au premier regard légèrement datée.
Cette actualité ne vient pas tant sans doute de ses quelques jolies prémonitions (les spams hantant l'univers du courriel sont particulièrement savoureux, il est vrai) ni même de son féminisme « de deuxième génération » (proche par bien des aspects de celui observable à peu près à la même époque chez
Ursula K. le Guin, dans l'évolution du formidable personnage de
Tehanu entre 1970 et 1990 plus encore que dans la remarquable « Main gauche de la nuit »), plus subtil et rusé que celui développé par exemple par
Joanna Russ, pour rester dans le champ science-fictif, mais peut-être de cette capacité à imaginer une emprise capitaliste qui n'a nul besoin de recourir à la franche dystopie, et qui ne se réduit pas à la « méchante entreprise occasionnelle » (même si on ne pourra que songer à certains moments aux scènes introductives de l'« Alien » de 1979, à bord du Nostromo, aux camionneurs de l'espace et au rôle de la Weyland-Yutani Corporation), pour en saisir à la fois les pièges consuméristes et fashionables, ainsi que les caractéristiques systémiques, avec avantages et inconvénients, et les modalités de résistance qui peuvent en découler, de manière individuelle aussi bien que collective, en sachant être parfois fortement inattendues – formes de résistance qui se décanteront par la suite dans la science-fiction, par des voies souvent souterraines, pour irriguer par exemple jusqu'aux cultures high-tech libertaires et néo-féministes des « Caryatids » (2009) de
Bruce Sterling.
«
Superluminal » n'est ainsi pas seulement un moment-clé, trop négligé généralement, de l'histoire de la science-fiction contemporaine, il est aussi un roman rusé de résistance insidieuse aux normes dominantes, et d'imagination dans l'affirmation de ses alternatives possibles, dans lesquelles l'amour joue un rôle non anecdotique – ce qui devrait nous dire quelque chose aujourd'hui plus encore qu'en 1983.
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