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Critique de Presence


Voir n'est pas croire.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première parution date de 2021, sans prépublication. Elle a été réalisée par Dave McKean pour le scénario et les illustrations, le lettrage, tout.

Si vous avez marché seul dans les bois, ou sur un chemin des douaniers, ou dans un sentier en bordure de la mer et de la terre, ou si vous avez écouté avec attention le souffle du monde, ce livre est pour vous. Je suis revenu à moi, voilà une expression qui interroge. Un rapace plane haut dans le ciel, le long d'une falaise, au-dessus de l'océan. Il effectue un piqué sur un petit oiseau, le lacère de ses griffes et coupe sa moelle épinière d'un coup de bec. le narrateur éprouve l'impression de pouvoir sentir le sang, métallique, chaud, avec une petite montée d'acide dans sa gorge, à la fois de la faim et de la répulsion. Puis il sent qu'il revient à lui. Et il descend. Un homme emmitouflé, avec un capuchon et un masque sur le visage, une écharpe masquant le bas de son visage : Sokól. Il descend un escalier taillé à même la roche de la falaise, vers la grève. Il voit les veines de roches dans le flanc, trois bondrées apivores dans volant haut dans le ciel. Il atteint la plage, et se fait la remarque que c'est un lieu de transition, parfaitement adapté à son rendez-vous. Il avance entre les poteaux de bois rongés par la marée, étendant son bras gauche en avant : le rapace vient se poser sur son gant de fauconnier. Il regarde ses deux yeux totalement blancs, puis le rapace va se percher sur le sommet d'un des poteaux. Sokól continue d'avancer se rendant au poteau suivant, comme un mot sans contexte sur une page vierge. Il y a un bruit non identifiable.

Sokól attend car il est sûr d'avoir correctement interprété les signes. Mais il n'y a rien, juste des mots, comme de petites floraisons bactériennes sur un papier de Petri. Il n'y a rien de tangible, alors que dans le brouillard devant lui la silhouette d'un monstre d'une vingtaine de mètres de haut semble se dessiner. le reste de l'après-midi se déroule dans le calme. le rapace s'envole de son perchoir et se dirige vers la silhouette fantomatique du monstre. Il effectue un passage devant lui et le griffe, faisant gicler un peu de sang. le silence continue de régner. Des hommes approchent de Sokól sur la plage. le monstre s'agit en tous sens, alors que les serres du rapace lacèrent à nouveau sa carapace. Il semble cracher une pièce au loin. Puis s'effondrer. Sokól se baisse et ramasse la médaille, usée par le temps. le rapace vient se poser sur le gant de fauconnier. Les hommes se sont rapprochés de Sokól : celui en tête lui demande s'il veut bien être leur maire. Sokól lui jette la médaille en la qualifiant de pourboire. Dans un village du pays de Galle, dans le cimetière à l'arrière de l'église, une cérémonie d'enterrement prend fin, à laquelle assiste une douzaine de personnes. Arthur est assis à sa table de travail en train d'écrire un roman. Il relève la tête et regarde le portrait de son épouse défunte. Ed, son ami, entre dans la maison.

C'est un événement : Dave McKean a réalisé une nouvelle bande dessinée, la précédente étant Black Dog: The Dreams of Paul Nash (2016). Ce créateur a durablement marqué le monde des comics de la bande dessinée, avec Arkham Asylum (scénario de Grant Morrison), puis ses collaborations avec Neil Gaiman, et sa bande dessinée Cages (1998) sur l'acte de création artistique. le lecteur sait qu'il va plonger dans un monde à nul autre pareil sur le plan graphique, et certainement dans une histoire racontée de manière très personnelle. Il commence par s'immerger dans ce monde mangé par le brouillard, aux côtés de ce personnage tellement emmitouflé qu'il est impossible de voir une zone de peau. Il regarde le rapace voler, le monstre à la consistance douteuse, à la forme indiscernable dans le brouillard, cette plage sans autre élément visible que les poteaux de bois rongés par la mer et l'air. Il lit les dessins qui racontent l'histoire. Il se demande si le flux de pensée qui les accompagne est bien celui du personnage représenté, ou celui d'un autre qui sera montré plus tard. Il s'imprègne du vocabulaire recherché qui est utilisé pour décrire les lieux. Il ressent que les dessins oscillent entre descriptif et impressionniste. Il ne perçoit pas d'intrigue à proprement parler, mais l'expérience esthétique est agréable et divertissante.

Rapidement, le lecteur comprend qu'il suit deux fils narratifs distincts. Celui de Sokól à une époque médiévale dans une région côtière d'un pays qui peut être la grande Bretagne, mais ça n'est pas précisé. Celui d'Arthur, récemment veuf, écrivain, vivant dans une petite ville du pays de Galle, et recevant régulièrement son ami Ed. Ces deux fils narratifs sont racontés de manière linéaire et traditionnelle. Ils se côtoient, et s'intriquent de temps à autre, à un degré plus ou moins élevé. Ça va d'une sensation similaire dans l'un et l'autre, à une forme de rencontre des deux personnages principaux. D'un côté, Sokól est un voyageur qui séjourne plus longtemps que d'habitude dans un village et ses abords. de l'autre côté, Arthur essaye de se remettre à écrire, espérant ainsi faciliter son travail de deuil pour son épouse. le lecteur suit Sokól se baladant dans les bois au gré son inspiration, jusqu'à l'incendie d'une ville. Il voit Arthur essayer d'écrire, papoter avec son ami Ed jusqu'à une surprenante séance de spiritisme, impliquant une douzaine de personnes. L'histoire est donc celle de ces deux hommes, le premier semblant prendre la vie comme elle vient et vendant ses services guère précisés, à des villageois, le second subissant son deuil, affecté d'un vague à l'âme. Il règne une forte composante introspective, sans qu'elle ne devienne psychanalytique, plutôt nourrie par des états d'esprit.

S'il ne connaît pas déjà d'autres oeuvres de cet artiste, un simple coup d'oeil à la couverture indique au lecteur qu'il possède une forte personnalité graphique. La première page s'apparente à une image à l'aquarelle (la paroi de la falaise), illustrant un texte qui est une citation du premier chant des Enfers de la Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321). Les deux pages suivantes ressemblent également à de l'aquarelle, avec des cases à fond jaune Flave, sans bordure, avec une représentation impressionniste beaucoup plus évocatrice que descriptive, et deux cases pouvant relever de l'abstraction car incompréhensibles sur le plan figuratif et narratif si on les détache des cases adjacentes. Au fil des pages, le lecteur relève plusieurs particularités graphiques qui transcrivent la personnalité de l'artiste, et qui confèrent un caractère totalement unique à cette bande dessinée. Régulièrement, mais pas systématiquement, McKean gauchit ses perspectives pour leur donner un caractère étrange, mais aussi pour indiquer l'état d'esprit du personnage qui contemple ou qui habite cet environnement. Il joue également sur les proportions des visages, les allongeant, les penchant, exagérant la dimension d'un front, ou des joues, ou des yeux. Ces écarts avec les proportions anatomiques rendent les visages plus expressifs, mais aussi plus vivants, comme si l'artiste avait saisi un soupçon de la trace d'un mouvement de tête, de bouche ou des yeux. le lecteur se rend compte que le mode de dessin ou de peinture varie en fonction des séquences : formes détourées avec un trait de contour encré, aquarelle diaphane, peintre à l'huile ou à la gouache pour des séquences oniriques muettes, motif complexe intégré en arrière-plan. le lecteur ne retrouve pas de manière flagrante des photomontages comme pour les couvertures de Sandman, mais l'artiste a expliqué qu'il avait dessiné chaque planche de manière traditionnelle ou en tout cas sur un support physique, avant de les traiter l'infographie, soit simplement pour les nettoyer et les rendre propres à l'impression, soit en les complétant, modifiant, triturant avec des effets spéciaux.

Il ne s'agit pas pour l'artiste d'étaler sa maîtrise de telle ou telle technique picturale, mais d'exprimer ce qu'il souhaite avec les outils appropriés. le lecteur peut d'ailleurs n'y prêter aucune attention car il est plus absorbé par ce que racontent les pages, que par la manière dont elles ont été réalisées, cet aspect n'étant pas démonstratif. En fonction de sa sensibilité, certaines images ou certains propos attirent plus fortement son attention, ou génèrent une émotion ou un écho plus parlant. Il peut ressentir plus d'empathie pour la mélancolie d'Arthur que pour les pensées teintées d'ésotérisme de Sokól. Il peut se sentir emporté par le vol du rapace, ou plutôt par l'utilisation d'un registre de vocabulaire sortant de l'ordinaire (bondrée apivore, bécasse, huard, mouette tridactyle, bécasse arctique, le papillon sphinx, bractée, crécelle, tégument…). Ainsi, l'auteur emmène le lecteur sur cette grève, dans les bois pour une balade avec une personne en parlant avec le vocabulaire spécifique approprié. de la même manière qu'il ferait connaissance avec une personne, cherchant les points en commun, les thèmes familiers pour établir un premier contact, les prémices d'une nouvelle relation, il se sent plus intéressé par telle ou telle remarque ou tel thème : la responsabilité du pouvoir, la relation entre le réel et l'imaginaire, la révélation que peut amener l'usage des cartes du tarot, les métaphores (le miroir est la porte, le livre est la clé), Sokól qui se sent piégé entre deux états (celui du chasseur, et celui de la proie). Il perçoit également l'amour de la nature qui se dégage de plusieurs passages, l'écart en vie civilisée et vie sauvage, les interactions à double sens entre rêveur et rêve, la vie de l'esprit qui donne un sens personnel aux événements. Il peut aussi être rétif à certains passages, par exemple la cérémonie ritualisée d'une séance de tarot divinatoire.

Dans le même temps, il se dit que l'auteur l'invite à plusieurs reprises à prendre chaque passage comme une image, comme une interprétation de la réalité, une représentation sciemment biaisée pour en faire ressortir une facette sous un éclairage choisi et orienté. Il perçoit plus ou moins consciemment que le thème de l'entre-deux, de la transition est présent dans chaque séquence, la mise en scène d'un déséquilibre entre deux états opposés, réalité ou fantaisie, humain ou oiseau, artiste ou public, réalité matérielle et vie spirituelle, etc. Avec ce point de vue en tête, il se surprend à sourire quand un personnage dit que Voir n'est pas croire, comme si l'auteur encourageait le lecteur à ne pas croire les images qu'il voit. À un autre moment, Arthur affirme que ce n'est pas lui qui a écrit les phrases qui se trouvent dans le livre qu'il écrit, à nouveau proposant au lecteur de prendre du recul et de ne pas attribuer littéralement chaque image ou chaque phrase à l'auteur. Il apprécie la manière dont l'auteur imagine en toute liberté et en toute sensibilité. Il comprend mieux pourquoi Arthur a choisi le mot d'Apophonie pour le titre de son livre : l'accent que le lecteur met sur une phrase ou une image en change significativement le sens. Il y a autant d'interprétations de l'oeuvre que de lecteurs : la bande dessinée est différente à chaque fois qu'elle est lue.

Dès la couverture, le lecteur sait qu'il va plonger dans une bande dessinée singulière. Il en a immédiatement la confirmation par la personnalité diverse de la narration visuelle, et par l'intrigue dont la nature ne se discerne que très progressivement. Il se laisse bien volontiers emmener dans ces déambulations sortant de l'ordinaire, une expérience esthétique, émotionnelle et spirituelle, un flottement entre deux réalités, entre deux états, une liberté imaginative incomparable qui lui donne la sensation de se détacher d'un monde convenu et prévisible pour dériver dans un monde imaginaire qui lui permet de considérer autrement son existence, d'y retrouver du merveilleux. Chef d'oeuvre.
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