Paru en 1998 et récemment réédité par les très belles éditions Zulma, «
Du givre sur les épaules » est un court roman qui évoque un conte d'autrefois narrant l'épopée chevaleresque de son héros sans peur ni reproche.
L'action se situe au coeur des années 20, il y a un siècle à peine, dans les Pyrénées espagnoles. Un siècle qui ressemble à une éternité tant le mode de vie des modestes bergers des lieux évoque bien davantage le Moyen-Âge que notre XXIe siècle ultra-connecté.
Un article paru dans l'« Heraldo de
Aragon » consacré aux évènements survenus dans un petit village pyrénéen déclenche l'ire de ses habitants. le narrateur, qui est aussi l'instituteur du village, se voit confier la tâche de rédiger une réponse destinée à rétablir la vérité travestie par les errements d'un journaliste mal informé.
Après avoir collecté les dires parfois contradictoires et toujours intéressés des parties concernées, l'instituteur en fin de carrière décide de nous livrer sa version des faits, qui n'est évidemment pas celle de la petite communauté montagnarde.
Ramón est encore un jeune adolescent lorsqu'il tombe amoureux fou d'Alma, l'unique héritière de la plus riche famille du village. Un coup de foudre incandescent. Une impasse aussi. le jeune berger sans le sou n'a en effet aucune chance d'obtenir la main de la jeune fille la plus convoitée des lieux.
Ramón ne se décourage pas si facilement et mène sa rude tâche de berger avec un zèle stupéfiant dans l'espoir un peu fou d'acquérir la respectabilité nécessaire pour demander la main de celle qu'il aime de tout son coeur. Las. Don Mariano, le père d'Alma, devine l'idylle naissante entre le beau berger et sa fille aux traits délicats. Madré et sans pitié, le riche propriétaire congédie devant témoins le jeune homme qui était à son service et interdit à ses confrères de faire appel à ses services.
Ramón jure devant la foule de rassembler le montant de la dot et se fait contrebandier. Il va devenir Desperado, l'homme du peuple qui sillonne les Pyrénées entre la France et l'Espagne, et se dresse contre les puissants.
À travers l'épopée intemporelle de son héros,
Lorenzo Mediano nous propose tout à la fois une épopée, un conte populaire et une fable politique. En défiant les propriétaires de la région, Ramón devient la figure iconique des gens de peu, de ceux qu'un système patriarcal moyenâgeux a condamné à une vie sans saveur. Sa rébellion contre Don Mariano et ses riches acolytes est évidemment une métaphore de la révolution qui se profile.
À travers un récit intemporel, qui évoque davantage un conte d'antan qu'un roman social situé au XXe siècle, l'auteur appréhende avec brio le ressentiment des opprimés envers l'entre-soi des maîtres de ce monde. Derrière une histoire d'amour archétypale qui voit un jeune berger courtiser une « princesse », derrière la révolte épique d'un jeune homme refoulé par les puissants, se dissimule le véritable enjeu du roman :
Lorenzo Mediano aborde la fin à venir d'une société patriarcale travaillée par des inégalités trop manifestes, où il est impossible de s'élever socialement, sauf à prendre le maquis à ses risques et périls.
« Parce qu'ils étaient pour moi comme une fleur dans le désert, une promesse qui nous réjouit par sa seule présence, un message d'espoir qui me disait que dans le monde il existe autre chose que des maisons, du bétail, des terres, de la faim et de la haine. »
La beauté de l'amour invincible entre Alma et Ramón redonne une forme d'espoir à l'instituteur ainsi qu'aux villageois qui entrevoient la possibilité d'un ailleurs, d'une vie qui ne se réduit pas à un dur labeur sans récompense. L'existence d'une transcendance.
S'il dénonce l'injustice ontologique du patriarcat qui règne sur les montagnes depuis des siècles, «
Du givre sur les épaules » est aussi une déclaration d'amour aux habitants du village, ces montagnards durs au mal, ces paysans peu éduqués qui ne rechignent jamais à la tâche et nous paraissent tout droit sortis du Moyen-Âge. Une fois n'est pas coutume, je laisserai donc les mots de l'auteur conclure cette chronique.
« Il est vrai qu'ils sont durs, voire cruels ; vindicatifs, ignorant le pardon ; parfois, la pauvreté même du lieu en fait des misérables. Certes, les lois anciennes qui les gouvernent sont dures, asphyxiantes, impitoyables. Mais ces montagnards sont aussi tenaces, loyaux, frugaux, endurants. Ce mélange de qualités et de défauts, de superstition et de savoir, leur a permis de survivre depuis un millénaire. Et si parfois ils se haïssent et s'entre-tuent, au moins ils se haïssent et se tuent de manière personnelle et toujours pour des raisons concrètes : un morceau de terre, une femme, une offense. Ils ne tueront pas quelqu'un parce qu'il est d'une autre race ou parce qu'il n'est pas d'ici ou encore parce qu'il parle une autre langue ou a d'autres idées, comme le font les gens civilisés. »