Publié l'année dernière aux États-Unis, Gather the Daughters est le premier roman de l'américaine
Jennie Melamed, infirmière en psychiatrie spécialisée dans le traumatisme de l'enfant. Acclamé par le New York Times,
The Guardian ou encore Kirkus Reviews, l'ouvrage figure parmi les nominés au prix
Arthur C. Clarke aux côtés d'
American War d'
Omar El Akkad ou de Borne de
Jeff Vandermeer. Traduit en France par
Marie de Prémonville pour les éditions
Anne Carrière,
Et nous ne vieillirons jamais n'a guère connu de presse dans l'Hexagone. Il était temps d'en savoir davantage à son sujet.
Jennie Melamed installe un climat mystérieux sur une île jamais nommée à l'écart du reste du monde. Sur celle-ci, une communauté très pieuse a (re)construit une société patriarcale absolue autour d'un ouvrage néobiblique appelé Notre Livre. Chaque famille de l'île possède un patronyme évoquant les grands personnages de la Bible (Adam, Salomon, Joseph) et se plie au culte des ancêtres, les fondateurs de la communauté. Les vadrouilleurs occupent une place de choix dans la hiérarchie puisque ce sont eux et eux seuls qui disposent du droit d'aller dans les Terres Perdues, au-delà de la mer/océan qui sépare les habitants de l'île du reste du monde. Un monde détruit par le brasier des guerres, de la famine et de la maladie où l'humanité n'en finit pas de crever. Pour guide,
Jennie Melamed choisit plusieurs jeunes filles : Vanessa, fille de vadrouilleur et curieuse invétérée, Janey, adolescente farouche qui utilise l'anorexie pour retarder la survenue de ses règles et Caitlin, jeune fille effacée sous le joug d'un père violent.
Et nous ne vieillirons jamais se penche sur l'histoire d'une rébellion, celle de ces gamines-là, et surtout sur une histoire de filles en passe de devenir femmes. Dès lors, le roman de
Jennie Melamed devient un roman féministe et engagé…ce qui joue un tantinet contre lui.
En effet, avec le succès phénoménal remporté par The Handmaid's Tale, l'adaptation de la Servante Écarlate de
Margaret Atwood,
Jennie Melamed est forcément soumise à la comparaison. Problème,
Et nous ne vieillirons jamais n'a pas les mêmes buts que le roman d'Atwood. Alors que celui-ci édifiait un monde science-fictif construit et détaillé sur des enseignements bibliques,
Jennie Melamed reste volontairement plus flou, ce qui handicape son récit.
En effet, le principal mystère qui plane sur l'île, c'est de savoir s'il s'agit du refuge d'un lambeau de l'humanité après l'apocalypse…ou une secte ayant choisi de couper toute communication avec le continent.
Jennie Melamed en fait l'un des moteurs de l'intrigue mais l'on sait très (trop) rapidement ce qu'il en est. La prévisibilité d'un roman n'est, en soi, pas forcément un défaut lorsqu'elle s'inclut dans une logique narrative précise… sauf lorsque cette prévisibilité vient contredire un suspense maintenu artificiellement par l'histoire. Ainsi, le récit peine à se renouveler et, surtout, rate de nombreuses occasions d'aller étudier d'autres thématiques beaucoup plus intéressantes. Contrairement à La Servante Écarlate, il ne s'agit pas d'histoire de femmes et d'exploitation patriarcale, du moins pas frontalement. le roman élude quelques points cruciaux dont le plus douteux tourne autour du viol des filles par leurs propres pères jusqu'à l'été de la fructification où les enfants sont mariés entre eux. Là où le roman d'Atwood tentait de donner une explication au viol rituel de son héroïne, celui de Melamed le pose comme une base, de façon opportune et maladroite. le rôle du viol et de l'inceste n'a ici aucune justification farfelue, on ne sait absolument pas pourquoi cette communauté a décidé de cette règle tacite. Ce qui laisse perplexe sur l'objectif poursuivi par
Jennie Melamed.
Le propos fondamental de ce récit hésitant entre post-apocalyptique et secte, c'est avant tout le passage à l'âge adulte. Contrairement aux récit traditionnels, il ne s'agit pas tant ici d'observer les changements psychologiques des enfants qui deviennent adultes mais bien de remarquer la marche forcée de la fille vers la condition de femme. En filigrane,
Jennie Melamed explore une thématique tout à fait fascinante : la conception de la femme dans une société patriarcale et son obligation à procréer. Ici, on inculque aux jeunes filles leur rôle dans la perpétuation de l'espèce et de la communauté. Il est intéressant de voir comment
Jennie Melamed explique le conditionnement dès le plus jeune âge pour devenir une mère, et pas simplement par les hommes mais également par les femmes elles-mêmes qui deviennent de facto des bourreaux ou des complices. de même, l'américaine confronte la belle image bien lisse que nous avons de la maternité et la réalité, bien moins reluisante. Un peu à la façon de Tully, le roman insiste sur les charges qui écrasent les femmes lorsqu'elles deviennent mères, d'autant plus ici car celles-ci sont bien trop jeunes pour l'être. La description minutieuse des trois héroïnes joue grandement dans l'implication émotionnelle du lecteur, notamment par le personnage fragile et pudique de Caitlin.
Et nous ne vieillirons jamais décrit à la fois une emprise patriarcale totale mais aussi l'étincelle de révolte qui contamine la jeunesse sur l'île. La rébellion viendra des jeunes, pas de vieux englués dans leurs principes…à moins qu'on ne les secoue durement.
L'autre thématique qui sauve le roman de l'échec, c'est le discours de
Jennie Melamed quand au repli sur soi. L'île, qu'elle soit dans un monde post-apocalyptique ou actuel, symbolise finalement l'isolement à la fois social, culturel et anthropologique. À force de vivre entre eux, ces différentes familles deviennent consanguines et les “défectueux” de plus en plus nombreux. Les opinions finissent par pourrir et la morale par vaciller devant la nécessité de l'isolement. Même si beaucoup de critiques ont voulu voir avec ce roman un avatar de la Servante Écarlate, l'ouvrage s'avère bien plus efficace pour critiquer l'intolérance et le devenir d'une civilisation à l'écart du reste du monde que pour disséquer la dystopie. Une critique qui interpelle à l'heure du Brexit et autres replis identitaires. La nécessaire rébellion passe ici par la curiosité et la volonté de s'ouvrir au monde, à travers les livres ou à travers les autres. En cela,
Et nous ne vieillirons jamais insiste sur le rôle de la culture et de l'échange. Si l'on peut reprocher le manque de détails quant aux traditions de cette communauté et une certaine difficulté à définir des personnages au-delà du trio principal, le récit de cette adolescence volée a quelque chose de poignant dans le fond et touche à quelque chose d'éminemment actuel dans la perception de la femme (et de la fille) dans notre société moderne.
Et nous ne vieillirons jamais souffre d'évidentes lacunes narratives dans la caractérisation de sa société sectaire. Surtout, le roman de
Jennie Melamed s'évertue à entretenir un suspense qui n'a pas lieu d'être et anéantit une part de la force du récit. Cependant, le récit s'avère assez puissant pour discuter de la place de la fille dans une société qui lui réserve une place asphyxiante. Grâce à son questionnement sur les méfaits de l'isolement et du repli sur soi,
Et nous ne vieillirons jamais finit par s'imposer comme un bon premier roman. Mais il aurait pu être bien davantage cependant.
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