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sur 1195 notes
Je préférerais ne pas.
le mantra du copiste Bartleby face à toutes les demandes de son chef de bureau a marqué l'histoire de la littérature.
Formule magique, le « Sésame ferme toi » du gratte papier, fait encore sortir de la fumée des chapeaux des philosophes les plus pointus qui tentent de révéler le sens profond de cette nouvelle. Une merveille écrite en 1853 d'une encre bien sympathique. C'est ainsi que ce texte court a pu générer des annuaires entiers de théories obscures. Foucault ne dérida pas Deleuze qui batailla.
Rien que la traduction du « I would prefer not to » compte plus d'écoles que de mots : Je préférerais ne pas, Je ne préférerais pas, j'aimerais mieux pas, Pas préférer moi je… Bon, la dernière est de moi ou de maître Yoda, mais l'important, c'est de participer. Sauf pour Bartleby, qui ne veut plus rien faire.
L'histoire est pourtant simple. le sympathique directeur d'une étude juridique embauche un nouveau copiste au bon profil de scribouillard : terne, émacié, transparent. Nul besoin d'être un grand clerc, puisque le patron est déjà notaire, pour comprendre que la recrue n'est pas d'un tempérament innovant. Il rejoint une équipe d'énergumènes dont on ne connait que les surnoms : Pincettes, Dindon et Gingembre aux rendements variables selon l'heure de la journée et l'état de fraîcheur.
Peu à peu, voire très peu, le morne besogneux entame une résistance passive vis-à-vis des consignes du narrateur qui étale son impuissance à gérer cette situation inédite. Son employé ne lui dit jamais vraiment non, il n'a pas de carte syndicale, mais il n'obéit pas et fait seulement acte de présence pesante. Cette attitude obsède le notaire qui voit son train-train rassurant dérailler, sa petite vie de bureau aux sages ambitions, tourmentée par cet être désincarné, ce rebelle immobile.
Le récit se situe à Wall Street au milieu du 19ème siècle, quand la bureaucratie entre dans l'adolescence, un âge bête qu'elle ne quittera pas. Les immeubles de New York ne grattent pas encore le ciel mais certains employés ne touchent déjà plus terre. Point de télétravail, de travail devant la télé ou d'open un peu space, juste un système présenté comme abêtissant que l'ex employé des postes en charge des lettres mortes ne peut ou ne veut plus assumer. Il fuit ce monde, par une lutte inactive, sa négation passive comme seul préavis à sa disparition. le rapport à l'autorité artificielle est également interrogé dans cette histoire sans fin, car elle n'a pas vraiment de début.
Bartleby n'a plus de «tuner». Il est copiste, l'ancêtre de la photocopieuse, la copie usée d'une copie d'une copie dont les mots deviennent presque invisibles. L'homme s'efface derrière des tâches à l'utilité relative.
Quand le notaire, d'une nature faible et d'une patience inconnue d'un manager de notre temps, se rend compte que Bartleby s'est approprié les lieux et vit jour et nuit dans son bureau, la situation devient ubuesque. L'homme ne préférant pas être congédié, c'est l'étude du notaire qui va déménager dans de nouveaux locaux. Les futurs occupants, à défaut de machine à café, qui n'existe pas encore, vont hériter de Bartleby, toujours dans les murs, toujours entre quatre murs.
Pendant cette lecture, j'ai vraiment oscillé entre le plaisir du comique de situation et la pitié pour ces personnages pathétiques. Je suis certain de ne pas avoir saisi toutes les nuances de cette histoire qui déborde d'intelligence et qui préfigure l'univers de Kafka, comme une source éternelle de réflexion.
Moby Dick a éclaboussé le reste de l'oeuvre d'Herman Melville mais cette nouvelle intemporelle mérite sa postérité et d'être emportée sur un radeau de sauvetage voguant vers une île déserte, pour fuir sans regret le monde confiné de Bartleby.
Vite lue, lentement pensée, jamais oubliée.
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En 1853, après l'accueil mitigé réservé à Moby Dick, Melville se met à écrire des nouvelles, dont la première d'entre elles est « Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall-Street ». le texte, délaissé pendant un siècle par la critique américaine, a connu ensuite un grand succès, particulièrement auprès des philosophes et écrivains pour lesquels la nouvelle a longtemps constitué un objet de fascination et a suscité de multiples interprétations. Les traductions et les commentaires se sont ainsi succédé sous de nombreux titres différents : Bartleby l'écrivain, Bartleby le scribe, Bartleby : une histoire de Wall Street, et plus simplement Bartleby. Toutefois, presque toutes ces lectures évitent le texte pour se focaliser essentiellement sur la formule « I would prefer not to » ou le personnage qui l'incarne, négligeant ainsi l'intrigue.

Ainsi que le rappelle le sous titre, le récit se déroule à Wall Street, au milieu du XIXe siècle à l'époque où New York, la ville natale de Melville, va devenir la place financière majeure du monde occidental. Dans une petite étude, un avocat a déjà trois collaborateurs originaux qui correspondent guère au personnel attendu chez un avocat d'affaires de Wall Street, lorsqu'un personnage mystérieux apparaît ; il s'agit de Bartleby, un copiste consciencieux et silencieux. le narrateur est l'avocat qui entreprend de raconter, des années après, un épisode de sa vie, son quotidien dans son étude, et tout particulièrement ses mésaventures dans le recrutement de ses employés qui lui compliquent l'existence. Bartleby se révèle être un employé modèle qui respecte toutes les formes à la lettre, mais qui ne laisse jamais transparaître de signe d'émotion, ou de trace d'« humanité ordinaire », comme le relève le narrateur. On ne sait rien de Bartleby et son attitude interpelle, ce qui installe progressivement un suspense teinté d'une certaine tension. le premier incident se produit rapidement, lorsque l'avocat demande à Bartleby de recopier un document. Il réitère trois fois sa demande et, à la surprise générale, Bartleby répond systématiquement, d'un ton parfaitement calme, « je préfèrerais ne pas (le faire) » : « I would prefer not to ». Au fil des pages, Bartleby abandonne inexorablement toute activité, ses comportements extravagants se multiplient et s'enchaînent, au point où celui-ci devient une véritable épreuve pour son entourage. Alors qu'on s'attend à ce que Bartleby obéisse normalement aux demandes de son patron, il refuse obstinément de faire ce pour quoi il est payé, comme si cela était normal, puis refuse même de sortir de l'étude où il s'est installé pour dormir.

L'originalité de Bartleby tient du fait qu'il ne refuse jamais directement mais use d'une expression qu'il oppose à toute sollicitation et qu'il utilise tout au long du récit « J'aimerais mieux pas » ou « Je (ne) préférerais pas », variant selon les traductions. Cette formule ambigüe « I would prefer not to » n'est pas vraiment correcte en anglais, contrairement à « I‘d rather not », incarnant la résistance passive du personnage, mais participe toutefois d'un registre soutenu, presque précieux, et d'une politesse extrême. Comme l'a écrit Deleuze « elle résonne comme une anomalie ». Elle n'oppose pas un refus strict, mais laisse une possibilité avec l'ouverture du « I would prefer » et la fermeture du « not to ».
En dépit de nombreuses interprétations, l'énigme de Bartleby reste entière mais la plupart des commentateurs ont relevé une certaine culpabilité qui marque le récit du notaire, en effet, son manque de réaction et son extrême tolérance paraissent invraisemblables. Melville a réussi à transformer une petite histoire d'apparence anecdotique en ce qui est aujourd'hui considéré comme un des sommets de la littérature américaine.
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Premier contact avec Herman Melville avec la lecture de "Bartleby le scribe", environ 40 pages au format numérique, suivies d'une biographie de l'auteur écrite par Philippe Jaworski dans cette édition.
Disons le tout de suite c'est une lecture qui a tout de l'ovni littéraire, c'est une histoire inclassable et... surprenante.
Qui est Bartleby le scribe ? c'est ce que nous allons vouloir savoir désespérément tout au long de cette nouvelle.
Il y a du Monty Python côté atmosphère, le burlesque en moins, tous les personnages de ce conte étrange sont hautement improbables, les situations et dialogues sont souvent absurdes et pourtant il y a quelque chose de magique dans ce récit, surtout par les promesses qu'il nous fait miroiter.
Bartleby ne ressemble à personne que vous puissiez connaître, c'est ce qui est si intrigant.
“Je préférerais ne pas” : telle est la réponse, invariable et d'une douceur irrévocable qu'oppose Bartleby...
Là s'arrête mon intérêt car la fin m'a vraiment désappointé, j'ai du mal avec les promesses qui ne sont pas tenues, avec l'absence de justification en général, pas très gênant, ce ne sont que 40 pages vite lues...
Passé ma déception (car oui je m'attendais vraiment à quelque chose de grandiose), j'ai eu un sourire, ça m'a rappelé la blague des "petites boules rouges", que je ne raconterais pas ici car il s'agirait d'une forme de spoiler...

J'ai quand même passé un bon moment de lecture, mais du coup j'ai relégué Moby dick assez loin dans mes projets de lecture...
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Bizarre, très bizarre ce premier contact avec Herman Melville.

Ce sont déjà les personnages qui sont drôlement bizarres. A commencer par les deux employés du narrateur, Dindon et Lagrinche, dont les oppositions de phases comportementales signent le passage du temps de boulot avec autant de précision qu'une horloge suisse.

Et puis il y a Bartleby. Ce type est un ovni, plus difficile à pénétrer que le plus étrange des extraterrestres. C'est un robot qui a bouffé une partie de son code source et bogue curieusement en émettant son fameux « je préférerais pas ». Il y a tellement de choses qu'il « préférerait pas », que j'ai fini par me demander s'il ne préférerait pas ne pas être en vie.

Mais je crois que le pire, c'est le narrateur. Bon sang, il y a des fois on a envie de s'appeler Jean Yanne pour vérifier si la tête de son interlocuteur fait un bruit d'évier quand on la remue. On ne peut pas dire qu'il est patient avec Bartleby. Il est compatissant pour sûr, je dirais même over-compatissant. Je dirais même : il a une volonté de guimauve qui se liquéfie rien qu'à la vue de l'ombre jetée par la braise.
Et pourtant avec ses faibles moyens il tente de le bousculer, le Bartleby. Mais la réponse est toujours la même « je préférerais pas ». C'est sûr, on est dans le comique de répétition. Ça m'a rappelé les dessins animés de Tex Avery où le loup essaye sans espoir d'échapper à Droopy. Mais là, plus que marrant, c'est frustrant. Gnnn ! Par moments j'aurais aligné tout le monde et distribué les baffes.

Vous savez, j'aime bien lire la littérature de l'imaginaire. On y trouve des situations étranges ou exotiques où les auteurs essaient de faire vivre et agir des êtres humains normaux, qui ont des réactions que l'on comprend.
Ici c'est l'exact opposé. On a une situation banale où se déplacent des individus qui agissent de manière incompréhensible. C'est carrément encore plus bizarre.

N'allez pas croire que je n'ai pas aimé – j'aime beaucoup Tex Avery – ; c'était plaisant à lire et, je répète, frustrant de ne rien comprendre à ce scribe si spécial.
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Je crois que tout écrivain rêve de produire un texte aussi fascinant que celui-là, qui ne rencontrera peut-être aucun succès sur le moment mais s'imposera un jour comme un phare énigmatique planté au milieu des ténèbres.
Bartleby est de cette trempe-là, comme les écrits de Kafka ou de Borges : publiée en 1853 dans l'obscur Putnam's Monthly Magazine, cette nouvelle de trois fois rien dont le récit semble s'offrir sans malice au lecteur dissimule en réalité un piège vertigineux et un mystère indéchiffrable. « I would prefer not to », répète Bartleby à son patron chaque fois que celui-ci cherche à lui confier une nouvelle tâche. Bien sûr, le premier mystère est celui de l'expression elle-même, peu usitée dans l'anglais de l'époque et difficilement traduisible en français. Dans la version que j'ai lue, c'est le « j'aimerais mieux pas » qui a été retenu. La formule gagne en force de percussion ce qu'elle perd sur un autre plan, la familiarité remplaçant le langage soutenu de la version originale et occultant le caractère décalé de sa formulation. Ma préférence personnelle irait plutôt au « Je préférerais ne pas », que je trouve plus fidèle à l'esprit du texte, mais qui suis-je pour émettre un tel avis ?

Une fois cela dit, le principal mystère reste celui du sens : que veut nous signifier Bartleby par cette phrase scandée comme un leitmotiv ? Il y a sur ce point ce que dit objectivement Melville dans son récit et ce qu'il laisse à l'interprétation de son lecteur. Bartleby nous est décrit comme un pauvre diable, surgi de nulle part et n'ayant manifestement ni amis, ni famille ni la moindre attache d'aucune sorte, au point de n'avoir pas même de logement. Bartleby, en un mot, n'appartient pas à la grande famille sociale. Cet isolement semble de plus être largement volontaire : à toutes les propositions qui lui sont faites de s'insérer dans une vie « normale », il répond invariablement par son « I would prefer not to », opposant une fin de non-recevoir à ceux qui cherchent le faire rentrer dans le rang. Observons que ce refus ne passe pas par un désir d'affrontement ou de révolte ouverte. Bartleby n'avance jamais un « non » catégorique, il ne s'oppose à personne, il n'est pas dans la revendication : il s'esquive, il évite, il se réfugie dans une fuite intérieure où nul ne peut le suivre. Son patron – et les autres - demeurent immanquablement stupéfaits et désemparés devant sa réponse.

Ce que Bartleby cherche à fuir n'est pas vraiment un mystère : l'étude dans laquelle il travaille se situe à Wall Street, la « Rue du Mur ». Au fil du texte, Melville indique à de multiples reprises que les fenêtres de cette étude ne donnent que sur des murs. le bureau de Bartleby se trouve lui-même sous une minuscule lucarne derrière laquelle, à un mètre à peine, se dresse un autre immense mur. Voilà tout ce qu'on lui offre : une vie de prisonnier condamné à ne plus voir la lumière du jour, enfermé dans un bullshit job qui le fait mourir à petit feu. Melville suggère aussi dans l'épilogue que Bartleby a autrefois travaillé pour le Bureau des lettres au rebut : toutes ces lettres qui auraient pu sauver quelqu'un, peut-être, mais qui ne sont jamais parvenues à leur destinataire et que l'on a brûlées par charretées entières. Ces lettres, nous dit Melville, témoignent de ce que la société des hommes est mal faite, cruelle, injuste et impitoyable, et voilà peut-être ce qui a inspiré sa révolte au scribe. Ce monde-là, il ne peut plus ou ne veut plus en faire partie.

Il n'est sans doute pas inutile de replacer la parution de la nouvelle dans son contexte : en 1853, l'auteur accumule les déboires éditoriaux. le temps de ses succès est derrière lui. Paru deux ans plus tôt, Moby Dick a été mal accueilli par la critique américaine et s'est vendu très médiocrement. Melville peine de plus en plus à trouver des éditeurs. Bientôt, il ne publiera plus rien, et le temps approche où il devra même se résoudre à accepter un poste d'inspecteur des douanes pour faire vivre sa famille. Cela, évidemment il l'ignore encore. Mais ce n'est pas tomber dans la téléologie que de l'imaginer en proie à cette angoisse essentielle et obsédante : celle de l'écrivain qui va devoir se taire parce qu'on ne veut plus l'écouter. Bartleby, le scribe enfermé dans l'incommunicabilité entre des murs qui l'étouffent, est-il vraiment éloigné de cette figure-là ?

Par ailleurs (et des rapprochements ayant déjà été faits entre les écrits des deux auteurs), est-il déplacé d'imaginer Melville en lecteur d'Henry David Thoreau ? Ce dernier a en effet publié Resistance to Civil Government en 1849, ouvrage qui ne sera que bien plus tard rebaptisé Civil Disobedience (La Désobéissance civile). Or dans la nouvelle de Melville, la mention « résistance passive » chère à Thoreau apparaît de façon explicite (« passive resistance »), et sa mention se trouve associée à un puissant pouvoir de désagrégation sociale. Par son inertie et sa stratégie d'évitement, Bartleby menace rien de moins que l'ordre des choses, ce que Thoreau espérait précisément faire en refusant de payer l'impôt. Les deux propos pourraient en somme se résumer par le même raccourci : quand on veut déstabiliser un ordre illégitime, l'important c'est de ne pas participer.

Le dernier aspect de l'énigme littéraire est de savoir comment a été imaginée la formule géniale et si dévastatrice du « I would prefer not to ». Ce genre d'idées, je crois, surgit souvent par le hasard et les concours de circonstances. En l'occurrence, c'est Melville lui-même qui raconte la scène, dans une lettre récemment retrouvée : l'action se déroule à Londres en 1846, au moment de la publication de son premier roman, Typee. le livre rencontre déjà un certain succès mais l'auteur est encore un illustre inconnu. Invité à un repas de charité parmi une flopée d'écrivailleurs locaux, Melville arrive en retard. Les convives sont déjà attablés, et il est tenté de rebrousser chemin. Malgré tout, il se présente au maître d'hôtel et décline son identité. Ce dernier lui apprend alors que M. Melville est déjà arrivé.
Herman n'a cette fois plus du tout envie de partir. Intrigué plus que contrarié, il insiste. le maître d'hôtel se fait plus désagréable, envisageant visiblement de jeter l'importun à la rue. C'est alors que l'écrivain avise dans la salle son éditeur londonien et persuade le majordome antipathique d'aller le chercher. L'éditeur vient confirmer l'identité du nouvel arrivant, échange quelques phrases avec ce jeune auteur dont il vient de signer le contrat, puis retourne à son repas. Se confondant en excuses, le maître d'hôtel veut réparer l'impair mais l'écrivain tient à s'en charger lui-même. Il pénètre donc dans la grande salle de restaurant et s'approche de l'usurpateur, lequel lui tourne le dos. L'homme est bien mis, plutôt distingué. Il ne participe pas à la conversation de la tablée, mangeant sans se laisser distraire. Melville est observateur : le col de l'inconnu est élimé, ses manches sont lustrées, les cheveux un peu trop longs, le bas de la redingote est tâché. Quant aux souliers dissimulés sous la chaise, ils ont trop vécu. Tout proclame la déchéance, mais aussi le refus d'abdiquer ce qui reste de dignité.
Melville veut éviter l'esclandre : il se penche vers l'inconnu, se présente et lui demande poliment de lui rendre sa place. L'homme s'interrompt, soudain très pâle. Il prend néanmoins le temps de s'essuyer posément la bouche. Enfin, il se tourne, lui offrant un sourire navré, et dit très simplement : « Sir, I'm hungry. I would prefer not to ».
Désarçonné, Melville ne trouve rien à répondre, demeurant les bras ballants. Et puis, tandis que l'autre a déjà recommencé à manger, il tourne les talons sans comprendre pourquoi et sort de la salle. C'est fait : sans qu'il le sache encore, tandis qu'il se perd dans les rues de Londres, le personnage de Bartleby est maintenant en germination dans sa tête. Voilà la puissance du hasard : toute l'anecdote est inventée, mais ça aurait pu se passer comme ça.
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Bartleby le scribouillard, le gratte-papier, dont le mérite professionnel n'est pas d'avoir un talent mais simplement une écriture correcte pour retranscrire les actes des autres. Il n'a aucune personnalité, aucune identité. C'est une machine qui accomplit des tâches, un tâcheron comme on dit. Et si l'on me demandait d'effectuer les mêmes tâches que lui, je répondrais sans hésiter : « Je préfèrerais pas ! »

Nous sommes à New York au XIXe siècle. Wall Street bourdonne déjà de toutes les affaires que l'on y conclut. On a besoin de scribes pour réaliser des copies d'actes officiels. Ces gens-là sont des photocopieuses humaines.

C'est un homme pâle et malingre qui se présente au cabinet du narrateur en réponse à une annonce d'offre d'emploi. Il est mis à l'essai ; il convient ; il est embauché. Il ne parle pas mais travaille vite et bien.

Le directeur lui demande un jour de l'assister pour une vérification de la fidélité d'une copie au document original. Il déclenche ainsi la fameuse et grinçante réplique, qui reste en travers de la gorge et s'insinue comme un grain de sable dans une mécanique bien huilée : « Je préfèrerais pas. »

Le directeur lui passe ce qu'il considère comme une vétille, une lubie. Après tout, il n'a pas à se plaindre de son travail. Cependant, à chaque nouvelle sollicitation, Bartleby récidivera par ces trois mots qui résonnent de manière cinglante dans l'esprit du directeur et finiront par le torturer.

Se nourrissant des sempiternels biscuits au gingembre, Bartleby prend ses aises dans le cabinet et finit par l'habiter, tout en continuant à refuser d'effectuer d'autres tâches que la copie. Pour sa propre sanité et celle de ses autres employés, le directeur décide de se séparer de lui.

Ce n'est qu'à la toute fin de cette nouvelle que nous est suggérée la raison des agissements et de l'attitude déshumanisée de ce personnage effrayant et fantomatique dont le regard et la présence glacent et mortifient. La révéler ici, ce serait gâcher l'intérêt de cette histoire.

Ce premier contact avec Melville est un peu comme un coup de poing dans le ventre que j'ai pris au ralenti : je l'ai lentement senti s'enfoncer en moi et j'en garde encore l'empreinte.

Je mets en lien la vidéo en anglais (non sous-titré) de l'adaptation de cette nouvelle. Tout y tient en vingt-sept minutes, accompagné d'une musique qui plonge avec une efficacité mordante dans l'atmosphère de cette histoire.

https://www.youtube.com/watch?v=yUBA_KR-VNU
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En 1846, New York est en plein essor. Principale place financière du Nouveau Monde, c'est dans Wall Street que son coeur de futur mastodonte du capitalisme bat le plus fort.
Au beau milieu de cette ruche, le narrateur, directeur d'une étude juridique, engage un nouveau commis aux écritures, un jeune homme dénommé Bartleby. Conquis par son allure paisible "qui pourrait avoir un effet bénéfique sur l'humeur inconstante de Ladinde et le tempérament colérique de Lapince", les deux autres scribes de l'étude, le directeur va pourtant bientôt déchanter. Bartleby est certes paisible, il fait son travail en toute discrétion dans son coin de bureau et donne toute satisfaction. Mais un jour, le rouage se grippe, Bartleby refusant d'effectuer la tâche demandée. "J'aimerais autant pas", dit-il, la première d'une longue série de négations conditionnelles, dont il n'explique jamais les motifs, au grand désespoir de son patron qui le menace évidemment de licenciement. En vain. Bartleby ne travaille pas, ne bouge pas, ne s'exprime pas sauf pour refuser, il reste simplement là, comme un ancêtre humain de photocopieuse en panne qu'on aurait oublié d'emmener à la casse. Sauf qu'on ne peut oublier Bartleby tant sa présence est obsédante et pesante, au point de pousser son employeur à déménager son étude dans un autre immeuble – sans Bartleby, "cette silhouette – cadavériquement soignée, pathétiquement respectable, incurablement abandonnée", qui reste sur place, accroché à ce qui était son bureau.

Quel est le sens de cette nouvelle de Melville ? Qui est Bartleby, pourquoi s'entête-t-il à refuser de faire ce pour quoi il est pourtant payé ? Se trouverait-on face à un cas de résistance passive à l'autorité et à un travail abrutissant où l'employé n'est qu'un pion dans le grand jeu capitaliste ? C'est ce que pensent les traducteurs de l'édition Libertalia (2020) de Bartleby. Pour eux, ce texte serait "la critique subtile mais radicale d'un système économique, social, politique, moral, né aux alentours des années 1840, à Wall Street, et de son esprit". Melville aurait ainsi décrit "le monde de la start up nation ; des travailleurs surnuméraires, atomisés, surveillés, uberisés ; des managers non plus paternalistes mais amis ; le monde des bullshit jobs, ces travaux inutiles décrits par David Graeber, de l'open space et de la transparence ; un monde à la fois impersonnel et vide, dématérialisé et pétrifié, dans lequel toute issue ne débouche que sur des impasses et où toute forme de résistance est criminalisée". Pas étonnant, selon eux, que "I would prefer not to ait pu servir de slogan, en 2011, aux manifestants du mouvement Occupy Wall Street".
Peut-être. Mais pour moi le mystère demeure, ne serait-ce que parce que le point de vue de Bartleby ne nous est jamais donné. Je me contenterai d'y voir une fable absurde et kafkaïenne à propos d'un homme entêté, malade peut-être, qui s'isole, sans raison... rationnelle, d'un monde auquel il n'est sans doute pas adapté. Entre agacement et compassion face à ce personnage inaccessible, un texte drôle et intrigant qui laisse au bord d'un sentiment de malaise et au seuil de multiples interprétations.
Lien : https://voyagesaufildespages..
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Court roman, proche d'une nouvelle, du grand Herman Melville, auteur de l'encore plus grand Moby Dick.

L'écriture est toujours aussi entrainante que lors de l'épique odyssée à la poursuite de la baleine blanche mais le cadre change complètement : nous voici dans l'univers très feutré des scribes et copistes.

Au final il ne se passe que très peu de choses et on est loin du très aventureux Moby Dick
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De par son format, Bartleby me faisait moins peur que Moby Dick pour découvrir la prose d'Herman Melville.

Il s'agit plus d'une nouvelle que d'un roman mais, si j'en crois l'abondante littérature autour de cette novella, il aura fait couler beaucoup d'encre, cet entêté de Bartleby.
L'histoire nous est racontée par un narrateur, chef d'une étude juridique située sur Wall Street. Même si la rue n'est pas encore la place financière qu'elle est devenue, elle est le symbole d'un New-York résolument tourné vers la modernisation, les affaires et les profits.

Il y a pourtant du Dickens dans la description des bureaux de l'étude, claquemuré entre deux hauts immeubles tout proches qui bouchent la vue des fenêtres. le narrateur dresse avec un certain humour les caractéristiques pittoresques de ses trois premiers employés, dénommés uniquement par leur surnom : Dindon, Pince Coupante et Biscuit au gingembre. Tout un programme et le maître de l'étude a déjà fort à faire pour maintenir une harmonie.

Arrive alors Bartleby, bien mis mais efflanqué et d'une pâleur prononcée. Installée dans le bureau du chef, derrière un paravent, il copie les actes juridiques avec constance. Mais à la moindre demande autre, une seule réponse devenue célèbre : "J'aimerais mieux pas". Quand il décide de ne plus exécuter de copie, même réponse. Pire qu'un non tranché car, d'une certaine façon il ne refuse pas catégoriquement mais il préfère ne pas faire, d'une voix calme et posée. Et de s'enfermer à la fois dans son mutisme et dans son "ermitage" entre la fenêtre quasi aveugle, la porte et le paravent.

Le pauvre narrateur, un brave homme, oscille entre l'énervement devant cette résistance passive et la bienveillance face à un homme assurément pauvre, seul et qui n'a d'autres ressources que d'habiter l'étude. En tout cas, l'attitude de son commis oblige son employeur à de nombreuses interrogations et même à des remises en question de lui-même. Lui si posé, jonglant jusqu'ici avec les caractères de ses trois autres employés avec tact, en vient à une agitation à lui peu commune. Et même à ressentir le joug de cet implacable "J'aimerais mieux pas" peser sur ses épaules jusqu'ici sans faille.

Certains exégètes de l'oeuvre ont vu dans le personnage de Bartleby une sorte de gréviste dénonçant l'avidité des affaires et les dérives d'un capitalisme à ses débuts. D'autres, par la récurrence à sa face blême quasi spectrale, le définissent comme une apparition rappelant le narrateur, conseiller juridique efficient et de confiance, à se remémorer les préceptes chrétiens face aux turpitudes du droit et des affaires.

Je ne me sens pas les connaissances nécessaires pour trancher et, après tout, toute lecture s'accompagne aussi d'interprétation. Pour ma part, je réagis face à cet homme buté dans son "J'aimerais mieux pas" comme le narrateur. Face à un tel employé, ou même un collègue, ma patience serait mise à rude épreuve. Pourtant, au-delà de son inactivité bornée, il y a effectivement chez lui une part de misère, tant matérielle qu'existentielle (rester des heures face à une fenêtre donnant sur un mur...) qui touche ma fibre sensible.

Herman Melville clôt son récit en laissant le mystère entier : qui est vraiment Bartleby? D'où vient-il? Pourquoi une telle résistance passive? Que des questions sans guère de réponse. On commenceavec Dickens, on finit façon Kafka. Et pourtant, je n'ai pas trouver ce dénouement frustrant. J'ai beaucoup apprécié la vivacité du style de l'auteur. Ses portraits offrent une touche d'humour dans la morosité de ce travail répétitif de commis aux écritures.

Bartleby m'a permis de considérer avec la crainte de m'attaquer à un grand nom des lettres américaines. Moby Dick est un texte antérieur à Bartleby de trois années. Il me tarde désormais de me rendre à Nantucket faire connaissance avec Ishmael et le capitaine Achab.
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Homme étrange et texte troublant que ce "Bartleby, le scribe" : un texte court, et qui pourtant emmène le lecteur dans une lecture riche de contrastes et génératrice d'une troublante tessiture de sensations.
De l'humour jouissif des premières pages où sont introduits les personnages jusqu'à la plainte déchirante des dernières relatant la triste fin de Bartleby.
De la première impression de liberté de Bartleby, l'homme qui dit non, opposée à la prison où l'on finit par l'enfermer dans sa solitude.
De l'univers étroit de l'étude notariale sur lequel Melville ouvre le récit à l'évocation d'une désespérante condition humaine sur laquelle il le referme.

Qu'est-ce donc alors que ce "je ne préférerai pas" que Bartleby oppose sobrement à toute demande?
Je rejoins Daniel Pennac qui affirme en quatrième de couverture de l'édition Folio : "Qui a lu cette longue nouvelle sait de quelle terreur peut se charger le mode conditionnel. Qui la lira le saura."
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