POUR LES CHANCEUX, LE COQ LUI-MÊME POND (Proverbe Grec)
Dans l' «atmosphère morveuse» d'une campagne humide, un homme, buveur invétéré, lettré mais peu besogneux, harcelé par ses créanciers, criblé d'hypothèques, et parfaitement désespéré par les développements incessants du progrès technique et industriel en cours à l'époque -chemin de fer en tête- retrouve l'espoir grâce au chant en tout point fabuleux, et digne du mythique Stentor, d'un coq.
Dès lors, notre oisif pèlerin campagnard n'aura de cesse de retrouver ce merveilleux gallinacée virtuose, songeant d'
abord qu'il appartient à une certaine espèce venue de Chine -un "shangaï"-. Hélas, après en avoir découvert une demi-douzaine chez un gros -dans tous les sens du terme- propriétaire terrien infatué de sa personne et de ses trésors à plume, nos tire-au-flanc va immédiatement comprendre qu'il ne peut s'agir là de son coq au souffle si puissant.
Il découvrira notre fier animal un peu plus tard chez un certain scieur de bûche répondant au nom surprenant de Joyeux Musc, à qui notre perpétuel endetté doit encore quelque menue monnaie pour le fruit de son labeur.
L'homme vit non seulement dans une pauvreté crasse mais son épouse est lourdement handicapée et ses enfants tous plus ou moins cacochymes. Mais baste ! le chant de ce coq-là, puissant et incroyablement mélodieux, prend des airs de cantique et possède l'étrange vertu de chasser la moindre idée noire de quiconque viendrait à l'entendre. Jusqu'au plus sordide, que ses vocalises parviendraient presque à faire passer pour de la faribole amusante et gaie...
Dans cette nouvelle en tout point jubilatoire et inattendue, écrite en 1853 (tout juste deux ans après son immense et universel chef d'oeuvre
Moby Dick), Hermann Melville caricature l'insupportable optimisme d'une certaine Amérique qui, à défaut d'idéal, se réfugie dans une idolâtrie de bazar. Cette perte du sacré est d'ailleurs le seul dénominateur commun entre les différentes classes sociales, représentées ici par le riche -quoi qu'endetté- flâneur et le bûcheron sans le sous et seul soutien d'une famille nombreuse.
Il aura cependant fallu attendre un siècle (et deux années) pour que le public français découvre enfin ce conte mi-rural, mi-cynique, d'
abord sous la signature de
Pierre Leyris. Mais c'est dans une nouvelle et vive traduction que les élégantes éditions Allia nous donnent à redécouvrir, sous la forme d'un délicieux petit opuscule à prix très
abordable, ce texte aussi bouffon et drôle que critique sur le matérialisme alors encore passablement neuf à l'époque mais dont on peut aisément reconnaître qu'il aura fait de nombreux petits depuis. Pour le meilleur et pour le pire, selon.