Navigare necesse est, vivere non est necesse"
(Pompée le Grand)
L'idée que les combinaisons de tous les caractères de l'alphabet pourraient théoriquement résulter en un nombre certes vertigineux, mais néanmoins fini de textes écrits n'est pas insensée, loin de là! le mathématicien et écrivain allemand Kurd Lasswitz d'
abord, puis l'argentin
Jorge Luis Borges, s'en sont d'ailleurs inspirés pour construire deux célèbres
nouvelles mettant en scène des bibliothèques aux dimensions colossales et labyrinthiques abritant la totalité des livres possibles et imaginables.
Un livre pourrait cependant, à lui seul, aspirer à circonscrire tout ce qui a été écrit ou tout ce qui resterait potentiellement à écrire? Au-delà de son extravagance apparente, à l'instar de la «bibliothèque-univers» de Lasswitz ou de
Borges, cette idée saugrenue d'un «livre-univers» recouvrant l'amplitude du réel et renfermant celui-ci dans un espace-temps délimité, à l'aide d'une combinatoire particulière des caractères de l'alphabet, n'a pourtant cessé de nourrir à travers les âges le fantasme d'engendrer l'«oeuvre totale». Quête chimérique, dirons-nous, mais qui aura conduit toutefois, des écrits philosophiques et sacrés de l'Antiquité aux sagas nordiques, par exemple, ou, plus près de nous, de l'Encyclopédie aux cycles et aux romans-fleuve du XIX et du XXème siècles, à la mise en place de nombreuses entreprises littéraires caressant plus ou moins l'ambition d'accéder, selon la formulation très juste de Jacques Dubois, dans son essai «Les Romanciers du Réel», à une «expérience de totalisation : l'oeuvre comme une vaste entité organique, qui mime jusqu'au délire la multiplicité et la complexité du monde».
MOBY DICK en ferait certainement partie. Chez Melville, l'Océan, ainsi que la plus grandiose de ses créatures, le grand cachalot blanc, le Léviathan, incarnation du Mal absolu poursuivi jusqu'à la folie par le capitaine Achab, sont les piliers qui soutiendront l'architecture monumentale de son fascinant roman-univers.
«Oh ! mes amis, retenez-moi le bras ! car de vouloir seulement consigner mes pensées sur ce léviathan, j'en suis exténué et je défaille au déploiement de leur formidable envergure, dont l'étendue veut embrasser le cercle entier de toutes sciences, et les cycles des générations des mastodontes de toutes sortes, baleines et humains passés, présents et futurs, et la révolution complète de tous les panoramas des empires successifs et transitoires de la terre, et l'univers tout entier, et encore ses banlieues !». Sur un nouveau planisphère, revu et transfiguré par Melville, les mers et les océans n'occuperaient plus seulement les deux tiers de la surface limitée du globe terrestre ; comme par ailleurs, dans d'autres textes à ambition également «totalisante», les notions de «Dieu», ou de «Graal», ou encore de « Sertão » par exemple, chez l'écrivain brésilien
João Guimarães Rosa, (dont je me sers ici, en les paraphrasant, deux de ses épithètes célèbres), dans
MOBY DICK, pareillement, on peut affirmer que «l'Océan est partout » et que «l'Océan est aussi à l'intérieur de nous-même».
«Si vous voulez écrire un ouvrage puissant - nous confie Melville, tout en volant au passage la place à son narrateur, et s'adressant directement à son lecteur- choisissez un sujet puissant»! (Je me demande d'ailleurs, si l'on peut de nos jours entendre véritablement ce message «à la lettre», à une époque où nombre d'auteurs à succès semblent puiser l'essentiel de leur inspiration dans des sujets de société «à la page», transformés en romans à thèmes, émergeant peu ou prou de la grande cacophonie qui s'est emparée de notre temps présent volubile, parfois sans montrer suffisamment de recul ou de hauteur de vue, produisant, certes, des oeuvres avec plus ou moins de pertinence, mais la plupart du temps dépourvues de toute autre ambition en dehors de rester dans l'air du temps, ou, ce qui encore plus regrettable de mon point de vue, se complaisant dans un exercice d'autocontemplation narcissique guidé par des aléas ou par des règlements de compte personnels. Pourquoi pas? C'est peut-être ainsi, c'est la littérature de son temps, reflet de son temps. Personnellement, en tout cas, cette littérature-documentaire «en continu», souvent expéditive, parfois férocement périssable, ne me séduit guère. Et je ferme la parenthèse : ).
Revenons à
MOBY DICK : Ismahel, le narrateur, se livrant, non sans danger, face à l'élément aquatique, lui aussi tel «Narcisse, parce qu'il ne pouvait pas s'emparer de l'image exquise et torturante qu'il apercevait dans la source (…) cette même image que nous voyons nous-même dans toutes les eaux des fleuves et des océans», ne peut donc éviter de prendre le large «à chaque fois qu'il bruine et vente dans mon âme et qu'il fait un novembre glacial ; chaque fois que, sans préméditation aucune, je me trouve planté devant la vitrine de marchands de cercueil». Aussi, en prenant la mer, Ismahel tente-t-il d'échapper à l'étroitesse et au poids d'une condition terrienne et éphémère, l'incomplétude et l'intranquillité qui l'assaillent cédant alors place à un sentiment de suspension temporelle et de vastitude océanique.
« Tous les hommes (…) nourrissent ou ont nourri, à un degré quelconque, des sentiments fort voisins des miens à l'égard de la mer», nous dit Ismahel. La philosophe
Cynthia Fleury, en commentant ce passage dans son brillant essai «
Ci-gît l'amer», écrira : «L'on comprend que ce motif de la mer n'est pas qu'une affaire de navigation, mais de grand large existentiel, de sublimation de la finitude et de la lassitude qui tombent sur le sujet sans qu'il sache quoi répondre - car il n'y a pas de réponse. Il faut dès lors naviguer, traverser, aller vers l'horizon, trouver un ailleurs pour de nouveau être capable de vivre ici et maintenant».
A la fois traité exhaustif de cétologie et d'histoire de la pêche à la baleine à travers les âges ; allégorie biblique inspirée par le récit de Jonas traitant de la vanité de l'homme à vouloir s'affranchir complètement de la nature divine du monde par l'affirmation de son libre-arbitre et de sa volonté souveraines ; tragédie aux accents antiques et élisabéthains ; épopée d'un lyrisme grandiose, homérique, vouée à l'éternel combat à l'intérieur de chaque homme, entre bien et mal, entre instinct de vie et désir d'anéantissement, entre harmonie et entropie…mais aussi roman d'aventures que la postérité aura définitivement classé comme «tous publics» (et lu effectivement, dans le temps en tout cas, sous sa forme originelle et intégrale -plus de 900 pages tout de même - par toute une génération de très jeunes lecteurs !),
MOBY DICK, qui connut un échec cuisant au moment de sa parution en 1851, deviendra progressivement, trente ans après la disparition de son auteur, l'une des oeuvres les plus iconiques de toute la littérature mondiale. Qui ne connaît pas le personnage mythique de la baleine blanche nommée
Moby Dick ? Adaptée en version abrégée, éditée sous d'innombrables formats et de nombreux supports différents (BD, dessin animé, film…), quel autre «oeuvre monumentale et totalisante» ayant au départ aspiré à «mimer jusqu'au délire la multiplicité et la complexité du monde» pourrait se vanter d'avoir autant de lecteurs potentiels et de lectures possibles, autant de notoriété à travers le monde et auprès d'autant de générations successives?
Véritable évangile cétologue,
MOBY DICK se décline exactement en 135 versets, encadrés en amont, par un prologue dédié à l'étymologie du mot baleine et par des citations compilées «par un assistant bibliothécaire adjoint»(?), en aval par un bref épilogue. Chacun de ses 135 chapitres, outre leur rôle de transition et de liaison dans le déroulement de l'histoire du Péquod et de son équipage, ont quasiment tous existence et souffle propres, en tant que tels, unités autonomes, identifiables par un titre, mais avant et surtout, véhiculant un contenu et une approche littéraire particulières et dépassant par moments amplement le cadre de narration présumée réaliste du récit, aussi bien par la forme qu'ils revêtent que par le style qu'ils empruntent (digression scientifique ou historique, écriture théâtrale, intervention de la voix de l'auteur, y compris par des dialogues auteur/narrateur, «conscious stream», introduction d'éléments mythiques ou surnaturels, prose lyrique …).
MOBY DICK affiche ainsi une liberté d'écriture qui préfigure largement l'éclatement narratif du roman moderne, à une époque (1850) où, sous d'autres latitudes, une littérature naturaliste qui commençait à s'affirmer avec application, ferait figure, force est de reconnaître, à côté de la prose de Melville, d'élève sage et bien disciplinée…
Sous une surface apparente, donc, d'un roman classique d'aventures maritimes, cette liberté renversante de création et de ton, l'ampleur des questions qu'elle soulève sur le sens de l'existence et sur la condition humaine en général, la profondeur des considérations qu'elle déploie autour des croyances et des valeurs d'usage dans la société de son époque, et plus globalement de notions morales intemporelles, telles celles de bien et de mal, font à mon sens de cette oeuvre unique et monumentale un des plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale de tous les temps.
Je ne l'inclurai pourtant pas dans ma liste de «livres pour une île déserte». Pas besoin !
MOBY DICK, à lui seul, vaste île insubmersible, restera ancré définitivement au beau milieu de mon océan imaginaire de lecteur.