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Critique de enjie77


Dans le Temps retrouvé, Proust écrit : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. »

C'est exactement ce que j'ai toujours pensé à la lecture de nos différents ressentis sur un même récit, il y a une résonnance entre notre moi le plus intime et le contenu d'un livre, c'est un miroir dans lequel, notre subconscient se reflète.

Les photographies jouent un rôle essentiel dans cette recherche. Daniel Mendelsohn m'a, ainsi, aidée à comprendre cet attachement particulier que j'avais avec les photographies de ma famille. Devant les paysages dévastés à la suite de catastrophes naturelles, je me suis toujours dit que le pire pour moi, serait de perdre mes photographies.

Cette photographie qui fixe, dans le temps et dans l'espace, le sourire d'une personne, son visage, son regard, son attitude, sa tenue vestimentaire, sa manière de regarder l'objectif ; une photo, ce fragment du passé qui vient se glisser dans le présent et bien que cela ne soit qu' « un instantané durable », cette image signifie que celui qui regarde l'objectif a vécu, a eu sa part de bonheur, sa part de souffrance, a aimé, a pleuré, en un mot, il a été un être de chair et de sang : l'histoire d'une vie.

Dès l'âge de quinze ans, Daniel Mendelsohn s'est intéressé à la généalogie de sa famille. Passionné par les histoires que lui racontait son grand-père, Granpa - Abraham Jäger, il s'est penché très vite sur l'histoire de sa famille, celle qui résidait en Pologne, à Bolechow, « Schmiel et Ester qui avaient quatre filles superbes, tués par les nazis ». Schmiel, dont le nom figurait au dos des photographies mais dont personne ne prononçait le nom, s'était transformé en une énigme dont la résolution se perdait dans la nuit des temps.

Et ce silence et ces larmes que versaient les vieilles personnes juives lorsqu'à six ou sept ans, Daniel rentrait dans une pièce, entouré de tous ces murmures en yiddish pour mieux en préserver le secret. Tous ces mystères ont éveillé chez lui son intérêt, sa curiosité, pour « Schmiel assassiné par les nazis ». Granpa s'en est allé en 1980, sans jamais avoir parlé de ce qui était arrivé à Schmiel. Il ne reste que les photographies et ces quelques lettres adressées par Schmiel à sa famille mais pourquoi n'y a-t-il aucune trace des réponses. Les porteurs de mémoire ont rejoint « Les disparus ». Les questions ne peuvent rester sans réponse.

C'est un récit unique en son genre qui relate toutes les recherches, les rencontres effectuées avec les survivants, par l'auteur et son frère Matt, des Etats-Unis où ils résident, de la Pologne à Israël, de la Suède au Danemark, dans un style particulièrement vivant, où les dialogues vibrants, intimes, parfois douloureux, très souvent en yiddish (toujours traduits) viennent animer le récit, lui donnant toute son intensité. Ce livre est un hommage à sa famille mais il est aussi une épitaphe à tous les Juifs ashkénazes qui ont vécu ces persécutions, donnant ainsi la juste mesure de ce qu'était la vie dans ces pays d'Europe de l'Est et Centrale avant l'arrivée des nazis et pendant l'occupation des nazis. Cette enquête abouti à un livre édifiant sur la Shoah mais pas n'importe lequel, un récit pétri de chair et de sang, d'émotions, de sensations, de bonheurs et de douleurs, taillé dans les souvenirs qui parfois sont tapis au fin fond de l'inconscient . Il lui faut se confronter aux témoignages, parfois différents, des rescapés, témoignages fondés sur le réel mais, aussi, parfois aux projections de leur imaginaire dans une reconstruction de la mémoire soixante ans plus tard. Et puis toujours cette sensation désagréable qu'il manque une suite, que le témoignage est incomplet, qu'il y a encore comme un vide, ce ne sont que des fragments, il faut remuer le passé, redonner vie à ce que l'on s'est efforcé d'oublier, les dégâts psychologiques, les tragédies et les drames qui hantent. C'est une quête identitaire mais surtout une quête des racines, celles qui vous enfoncent dans le sol des origines, qui vous disent qui tu es, d'où tu viens, où tu vas et ce qui est troublant dans ce récit ce sont les rencontres inattendues qui vont se trouver sur le chemin de Daniel - des portes vont s'ouvrir.

A l'heure où les rescapés disparaissent les uns après les autres et qu'ils ne peuvent plus témoigner, l'auteur tente de redonner vie aux membres de sa famille disparus. Il se fait passeur de mémoire dans un récit bouleversant, d'une grande érudition, qui s'inscrit dans les obsessions qui touchent les enfants, les petits-enfants issus des victimes comme les survivants de la Shoah.

Daniel Mendelsohn est professeur de littérature classique à l'Université de Princeton. Helléniste et francophile, essayiste, critique littéraire, son style est à la fois intellectuel et intimiste. La singularité de cet ouvrage, nonobstant la charge émotionnelle, tient à sa construction qui s'appuie sur la Torah. Découpé en cinq parties qui portent chacune le nom d'un passage de la Torah, il procède par analogie entre l'exégèse biblique qu'il rapproche des évènements survenus dans sa famille et les exposés de deux éminents commentateurs tels que Rachi ou Friedman. Linguiste confirmé, il décompose l'hébreu afin de mieux démontrer les corrélations entre L'Histoire et la Bible hébraïque. C'est passionnant et troublant tant la Bible possède plusieurs niveaux de lecture que chaque lecteur peut s'approprier. de là à penser que tout est écrit dans la Bible……

Au fur et à mesure de cette lecture tellement délicate, d'une grande finesse, cette famille est devenue la mienne.
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