Y a-t-il encore des frères à appeler lorsque l'horreur terroriste se double de son exploitation cynique par le politique corrompu ? La lame aiguisée de
Ricardo Menéndez Salmón.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/04/16/note-de-lecture-
le-correcteur-ricardo-menendez-salmon/
Le 11 mars 2004, dix bombes explosent entre 7 h 32 et 7 h 39 dans plusieurs gares et trains de banlieue de l'agglomération madrilène, provoquant 192 morts et 1 858 blessés. Tandis que la nouvelle se répand instantanément – et que le très néo-libéral et conservateur chef de gouvernement de l'époque, José Maria Aznar, avec la complicité brûlante de son ministre de l'Intérieur, Ángel Acebes, accuse immédiatement avec force l'ETA basque, avant que les attentats ne soient quelques jours plus tard attribués à Al-Qaida -, un écrivain devenu « uniquement » correcteur, spécialiste notamment de
Dostoïevski, assiste impuissant à la sidération générale, au choc et à l'effroi, et à l'envahissement, très logique ou pleinement irrationnel, de l'intime par le politique.
Juste après la publication du petit chef-d'oeuvre qu'était déjà sa « Nuit féroce » en 2006,
Ricardo Menéndez Salmón se lançait dans une trilogie de courts romans consacrés à l'horreur du monde contemporain, que conclut en 2009 ce « Correcteur », traduit en français en 2011 chez
Jacqueline Chambon par
Delphine Valentin.
Face à l'horreur des attentats de Madrid de 2004, le grand romancier des Asturies s'intéresse pourtant moins aux phénomènes directs de sidération qui l'entourent (comme le fait avec une immense justesse le
Pierre Demarty éruptif et songeur de «
Manhattan Volcano »), mais plus profondément à ce qu'elle provoque plus insidieusement en nous, sur des terrains intimes souvent minés au préalable par des storytellings délétères, agencés intentionnellement ou non, et par une habitude du mensonge politique bien trop enracinée désormais, en Espagne comme ailleurs.
Ainsi, à travers ce narrateur inattendu, écrivain ayant volontairement renoncé à l'écriture, correcteur vivant en prise avec le contemporain mais plus encore avec
Dostoïevski, Onetti, Kawabata ou
Cheever en guise de véritable vademecum,
Ricardo Menéndez Salmón réintroduit subrepticement du complexe là où la simplification voudrait tant régner, des ruses de la raison là où la pulsion brute cherche à prédominer, du cerveau qui pense un peu plutôt que de la moelle épinière qui agit par réflexe, et de la résonance intime – même joyeusement trafiquée vers un plus haut indice d'octane – plutôt que du salmigondis géopolitique.
Pour cette autre «
Anatomie d'un instant » (le roi d'Espagne s'adressera à cette occasion pour la première fois directement à son peuple depuis le coup d'État avorté en 1981 qu'analyse si brillamment
Javier Cercas), les échos construits par l'auteur se porteront ainsi plutôt, avec un brio et une ruse rares, vers les effondrements éthiques qui hantent le
Mathieu Larnaudie des « Effondrés » et de «
Acharnement », et davantage encore vers l'étude poétique de cas paranoïaque conduite, en Suède, par le
Jonas Hassen Khemiri de «
J'appelle mes frères » (2012). Lorsque le terrorisme parvient à conquérir les coeurs et les esprits avec la complicité de certains gouvernants apprentis sorciers, il a de facto déjà gagné – et souvent bien au-delà de ses attentes.
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