Serais-je capable de tout quitter sur un coup de tête, après une rencontre étrange ?
Pourrais-je laisser mes élèves, ma vie quotidienne, ma ville, mon pays après la lecture d'un paragraphe d'un bouquin qui me parlerait intimement ?
Gregorius, lui, l'a fait.
Il faut dire qu'il est divorcé, sans enfant. Il est un professeur, vieillissant mais toujours aimé, de langues anciennes – LE spécialiste en la matière ! – dans un lycée de Berne.
Ah, Berne, c'est sa vil
le, avec son pont, sa place, sa librairie, son fabricant de lunettes, aussi, qui est son ami.
Et il quitte tout. du jour au lendemain. Obsédé par un jeune médecin portugais mort il y a bien longtemps et qui a jeté sur papier toutes ses pensées. Il veut à tout prix retrouver sa trace, sa famille, découvrir et s'approprier sa vil
le à lui : Lisbonne et son époque, sous la dictature de Salazar.
Curieuse démarche, qui me fait penser à
Modiano, toujours tourmenté par le passé, ses lieux, ses personnes.
Démarche compréhensible, pourtant. Car les pensées d'Amadeu de Prado sont loin d'être anodines !
Elles nous arrachent à notre train-train et nous conduisent loin à l'intérieur de nous-mêmes, et en même temps très près des autres.
Amadeu de Prado, par son questionnement perpétuel sur la Vie, sur l'amour, sur la mort, sur son père, sur l'amitié, sur les relations entre les gens, sur ses devoirs, sur l'action dans la Résistance, sur ses élans, sur les mots, sur la transmission du savoir, sur le temps, sur Dieu, transcende le banal de notre vie et nous oblige à creuser.
Qu'est-ce qui est vrai ? L'intérieur ou l'extérieur? Ce que les autres voient de nous ou ce qu'on croit connaitre sur nous-mêmes ?
Faut-il avoir peur de la mort si nous ne réussissons pas à accomplir notre vie ?
Pourquoi les traces du passé, même gaies, rendent-elles si tristes ?
Est-il possible d'exercer son métier en contradiction avec ses opinions (être juge sous une dictature, sauver un ennemi lorsqu'on est médecin...) ?
Comment remplir le temps pour que celui-ci nous appartienne totalement et qu'on n'ait plus de regrets lorsque la mort approche ?
Etre stoïque, cacher sa souffrance pour ne pas ennuyer les autres, n'est-ce pas les empêcher eux-mêmes d'exprimer la leur ?
La désillusion ne nous permet-elle pas de mieux appréhender les contours de nous-mêmes ?
Qui voudrait sérieusement être immortel ?
Et tant d'autres réflexions profondes qui ralentissent extrêmement la lecture mais qui enrichissent, car chaque mot pèse...
Un exemple final ?
« Je ne voudrais pas vivre dans un monde sans cathédrales. J'ai besoin de leur beauté et de leur noblesse. J'ai besoin du saint recueillement des hommes qui prient. Pourtant je n'ai pas moins besoin de liberté et d'hostilité envers toute cruauté. Et que personne ne me force à choisir ».