Malevil est un chef d'oeuvre. Un chef d'oeuvre de la littérature française du début des années 70. Plus surprenant, un chef d'oeuvre de science-fiction, plus exactement de science-fiction post-apocalyptique…rurale qui plus est. Tout un programme !
Robert Merle sait nous happer : il nous plonge dans la campagne profonde, un terroir qui fleure bon la tradition, les bêtes, les petits plats roboratifs et le bon vin, les bois, la terre labourée puis y introduit une catastrophe…et nous laisse observer ensuite ce qui arrive, de façon presque sociologique, nous laisse entrevoir les conséquences psychologiques, sociétales, politiques, humaines de sa terrible dystopie épique dans laquelle le patois reste la langue naturelle et la campagne l'unique décor. Un chef d'oeuvre car il entrelace avec brio structure narrative haletante, histoire captivante, écriture merveilleuse et ciselée, nombreuses réflexions existentielles, théologiques, philosophiques qui nourrissent l'âme, le coeur et la raison.
Il y a un avant et un après vous l'aurez compris dans ce roman. La ligne de fracture est appelée pudiquement « l'Évènement », une catastrophe nucléaire dont on ne connait pas grand-chose, plus personne n'étant là pour pouvoir l'expliquer. Tout n'est que suppositions et craintes. Après "Le jour de l'événement", à Pâques 1977, il reste quelques survivants, ayant eu la chance de se trouver dans des endroits relativement protégés (en l'occurrence une cave à vin pour notre héros et ses acolytes) durant l'explosion. Entre les deux, de multiples changements. de valeurs, de société, de repères. Une régression. Une société à réinventer. Un retour au Moyen-Age avec une population réduite à presque rien.
« C'est une régression en ce sens que le savoir et la technologie ont été anéantis. L'existence est donc plus précaire, plus menacée. Cependant, ça ne veut pas dire qu'on soit plus malheureux. Bien au contraire ».
Avant,
Malevil était un château restauré appartenant à
Emmanuel Comte qui comptait l'ouvrir aux touristes. Une chose un peu artificielle dans laquelle on tentait de raviver les fantômes. Après,
Malevil est bien autre chose avec ses terres, ses troupeaux, ses réserves de foin et de grain et ses compagnons unis comme les doigts de la main…et ses deux jeunes femmes destinées à sauver l'humanité en portant des enfants. « C'est aussi notre repaire, notre nid d'aigle. Ses murs nous protègent et nous savons que nous serons enterrés dans ses murs ». La vie s'organise donc après l'événement, Emmanuel accueillant un ensemble de personnes à demeure qui deviendront une communauté.
On découvre comment la vie reprend ses droits, l'organisation et la hiérarchie qui se mettent en place peu à peu, la façon de prendre des décisions, de partager les ressources, les activités qui occupent les hommes désormais privés d'électricité et de toute source d'énergie, la défense contre les autres. Cette communauté qui, après chaque épreuve va se fortifier. L'amour de la vie s'est intensifiée, les plaisirs sociaux sont plus vifs, les peurs plus animales et primaires, les combats plus virils. le sentiment religieux est plus présent et nécessaire. La femme est revenue à une condition bien inférieure à celle de l'homme, son rôle étant soit de s'occuper des tâches ménagères, soit d'être objet sexuel pour tous, soit enfin de procréer. Cette place dévolue aux femmes peut faire tiquer, j'y vois justement une dénonciation de la part de l'auteur : la régression de la société signifie aussi hélas celle de la condition féminine qui s'est battu et qui continue de se battre pour avoir une place égale à celle de l'homme. En faisant un bond en arrière, ce sont des années de lutte féministes qui se sont envolées.
Au-delà des regrets, de la prise de conscience des contradictions de l'homme, «la seule espèce animale qui puisse concevoir l'idée de sa disparition et la seule que cette idée désespère » , force est de se demander si ces hommes vont répéter les mêmes erreurs que par le passé, si la puissance et le pouvoir vont corrompre certains, si la guerre va être l'unique voie pour résoudre les désaccords.
Il est passionnant de découvrir comment la vie s'organise dans le village d'à côté, à La Roque, où une vingtaine de survivants sont pris sous la terrible et despotique aile d'un soi-disant curé, Fulbert. Puis d'observer les relations entre les deux territoires, deux sociétés radicalement différentes, deux mondes, désormais éloignés à plusieurs heures de marche quand la voiture mettait quelques minutes pour parcourir ces 15 kilomètres.
Distance et temps ont en effet changé considérablement d'échelle abolissant les anciens repères : « Nous sommes très occupés et pourtant, rien ne nous presse. Nous disposons de vastes loisirs. le rythme de la vie est lent. Chose bizarre, bien que les journées aient le même nombre d'heures, elles nous paraissent infiniment plus longues. Au fond, toutes ces machines qui étaient supposées faciliter notre tâche, autos, téléphone, tracteur, tronçonneuse, broyeur de grain, scie circulaire, elles la facilitaient, c'est vrai. Mais elles avaient aussi pour effet d'accélérer le temps. On voulait faire trop de choses trop vite. Les machines étaient toujours là sur vos talons à vous presser ».
Ce ralentissement du temps remarqué dans les gestes même, a le don de modifier les rapports humains, de les rendre plus profonds et intenses.
C'est Emmanuel qui raconte, sorte de journal de bord, dans lequel quelque fois nous lisons avec étonnement un rajout de quelques pages, une note, de la part de Thomas, le seul de la bande qui ne soit pas un enfant du pays. Comme cela est subtil de la part de
Robert Merle : nous pouvons cerner les différences de points de vue, le manque d'objectivité, certes léger de la part d'Emmanuel qui se veut précisément bienveillant et le plus objectif possible. Ces petites notes, rares, viennent nous rappeler que toute objectivité est vaine, l'histoire est racontée et ne peut être précisément ce qu'elle est vraiment. Toute histoire narrée est déformée par le point de vue en présence. Ces notes permettent aussi au récit de gagner en crédibilité. Et quelle écriture dans ces rapports, ce sont à la fois des réflexions servies par une plume classique comme on n'en fait plus guère, cette plume a pris de la bouteille et revêt une élégante et subtile robe, et des échanges parlés aux accents du terroir, comme le mettent en valeur rien que les diminutifs donnés aux gens et aux bêtes : les ménines,
La Noiraude, Miette, la Falvine, La Menou…
Quant aux personnages, ils sont délicieusement croqués, impossible de ne pas les aimer, de ne pas être touché (je pense notamment au poignant Momo, personnage haut en couleur) ou de ne pas les détester, dans tous les cas impossible de rester indifférent. Ces descriptions, leurs comportements et réactions en disent long sur la nature humaine dont nous avons là, comme offert, un inventaire fabuleux.
« Mais si Thomas était beau, il ne l'était pas comme on l'est chez nous. La statue grecque et le profil parfait ne sont pas nos canons. Peu nous importent un gros pif et un lourd menton si, derrière, il y a le feu de la vie. Nous aimons les gros gars carrés, rieurs, blagueurs, un peu farauds ».
Loin de certains romans post-apocalyptiques très futuristes,
Malevil me fait penser à l'arche de Noé revisité en sauce terroir. Il fait la part belle aux hommes, aux valeurs humaines, à ses contradictions et ses paradoxes. Servie par une plume de toute beauté, c'est une lecture passionnante, une lecture nécessaire. Une lecture qui parle du recommencement.
« Je me transportai avec mon livre fermé et mon tabouret contre l'autre jambage de la cheminée, pour me réchauffer le côté gauche. La Menou jeta des brindilles dans le feu pour me donner de la lumière, j'ouvrit la Bible à la première page et je commençai à lire la Genèse. Tandis que je lisais, une émotion mêlée d'ironie m'envahit. C'était là, à n'en pas douter, un magnifique poème. Il chantait la création du monde et moi, je le récitais, dans un monde détruit, à des hommes qui avaient tout perdu ».