À l’oral, Françoise – on l’imagine fort bien – n’est pas la plus brillante avec cette hésitation dans la parole, presque ce bégaiement qui fait que les mots se bousculent dans sa bouche, comme si cette hâte inaudible dissimulait une enfant surdouée. La maîtresse lui demande toujours en vain d’articuler. Pas de place de première en classe de récitation, donc. Mais bonne en français bien sûr, car elle dévore les livres. Lectures désordonnées (Jules Verne, George Sand, la collection « Rouge et Or »), mais dont elle saura elle-même dégager du fatras une ligne de culture. En revanche, elle est allergique aux mathématiques et ne prise guère les tables de multiplication. Elle est une élève à la mine boudeuse et ironique à la fois, avec une spontanéité et un naturel qui déconcertent et la font passer pour espiègle.
La lecture est pour elle presque une drogue, la plus attachante des addictions. Elle bouquine pour le plaisir, accumule les volumes, lit d’une traite les plus haletants dans la douce ivresse de la littérature. Des journées entières dans ses livres.
Elle a le virus de l’écriture et laisse vagabonder son imagination. Parfois il suffit d’un rien. Personne n’ignore que dans son immeuble, à un certain étage, une dame vit de son corps et que le nombre de gentlemen qui prennent l’ascenseur est considérable. Quand Françoise l’utilise juste après cette brune, elle respire ébahie les lourdeurs du parfum Mitsouko. Pour elle, plus proche de l’envie que de la réprobation, la notion de parfum, la vraie, le parfum corrupteur, devient alors une chose tangible. Elle ignore à cette époque que les femmes dites « du monde » et les prostituées ont exactement le même goût pour les odeurs. Odeurs capiteuses, vénéneuses, tubéreuses, merveilleuses odeurs de l’amour masqué qui la marquent à jamais.
ELLE FUT UNE HÉROÏNE DE SCOTT FITZGERALD et un personnage à la Tennessee Williams. Elle connut la gloire en pleine jeunesse, les passions grisantes, les paradis artificiels et la solitude, la ruine tragique et absolue. En soixante-neuf années mouvementées, l’existence de Françoise Sagan ressemble à une course permanente, une vie-bolide à toute allure, entre stress et adulation, opulence et jeu, alcool et folie douce, excentricités et mots d’esprit, night-clubbing et parasites, best-sellers et mémorables fours. Elle fut l’égérie d’une époque, l’idole de l’après-guerre, ce personnage unique des lettres françaises au nom de plume proustien : Sagan !
Elle aime ce parfum d’interdit et goûte l’illusion et le mensonge de ce petit jeu. Tous les matins, elle affiche son plus beau sourire studieux, fait mine de prendre la route de son cours pour ne revenir qu’en fin d’après-midi. Au long de ses délicieuses journées d’évasion, elle se livre à de charmantes promenades à pied. Son poste d’observation préféré est le sommet de l’Arc de Triomphe. Rien ne l’amuse autant que de voir les piétons devenus fourmis. Chacun d’eux, noyé dans la mer qu’ils composent ensemble, se hâte de s’engouffrer dans les petits trous que sont les porches vus d’en haut.