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Critique de Erik35


AU SUIVANT !

Cette fois, s'en est terminé du célèbre agent spatio-temporel, l'ami de la charmante et vive Laureline, l'homme qui se déplaçait de planète en planète, à travers le temps et pour les besoin de Galaxity : il vient de tomber, définitivement et au beau milieu d'un XIXème siècle guerrier mais chatoyant, sous les balles vengeresses des soldats de l'armée des Indes, après qu'il fut parvenu, in extremis, à accomplir la mission qui lui avait échu...

Triste fin pour notre héros, n'est-ce pas...? Triste fin, oui... Mais le lecteur s'en remettra très vite : celui qui apparaissait comme étant le personnage-titre de la fabuleuse série éponyme n'est en réalité qu'un clone (dire "bouture") du fameux Valérian ! Qui plus est, ce duplicata parfait n'avait, de toute manière, que trois heures à vivre. Nous voici donc rassurés, même si c'est loin d'être du goût et de l'avis de Laureline, reléguée, cette fois-ci, à obéir à une espèce de matamore au féminin, une Walkyrie de la science historique, une pasionaria de la reconstitution vraie, quelles qu'en soient les conséquences ! Laureline semble ronger son frein - on l'a connu plus revendicatrice face à l'autorité -, mais c'est bien entendu pour mieux exploser en fin d'album.

En attendant, voici donc Laureline sous les ordres de Jadna, une universitaire cassante et dominatrice, dépêchée par la Terre pour déjouer les manigances du "Grand Truqueur" et dont les reconstitutions historiques d'une impressionnante exactitude inquiètent : leur créateur a-t-il pour désir de changer le passé de la Terre ? de toute manière, de telles reconstitutions sont interdites et il incombe donc à cette chercheuse de remonter jusqu'à la source de ces mises en places spectaculaires. Les deux femmes sont accompagnée de plusieurs dizaines de ces malheureux clones de notre valeureux Valérian, pour l'heure endormi dans un caisson lui permettant de donner vie à ces alter ego jetables.

L'univers graphique créé par Jean-Claude Mézière est sans doute moins dépaysant que dans les précédents volumes mais il faut bien admettre que les reconstitutions auxquelles il donne vie sont en tout point somptueuses. Que l'on se trouve dans l'Inde des Maharadjas subissant les coups de force du colonisateur britannique, que l'on joue aux cow-boy en plein coeur du mythique "Far-West", que l'on se promène dans l'Angleterre victorienne aristocratique ou dans les faubourgs parisiens de la Belle-Epoque, il faut bien admettre que l'on s'y croirait ! Quant aux malheureuses copies de notre agent préféré, il faut bien admettre que leurs missions relèvent des plus beaux tours d'équilibristes puisqu'ils se retrouvent violemment insérés dans des scénarios dont ils ne savent presque rien puisque programmés ailleurs par un être qualifié d'admirable, quoi qu'adversaire, par la hiératique Jadna.

Même lorsque l'étau finira par se resserrer autour de cet extra-terrestre fasciné par l'histoire de notre planète, lui qui vient d'un monde parfaitement "sans histoire" et qu'il dit haïr, la créativité y étant nulle, la fascination de l'un par l'autre ne cessera pas, bien au contraire. Et nos deux "passionnés", totalement hors-sol, de se séduire mutuellement l'un l'autre (de manière strictement mentale, bien sûr), via leur érudition, leurs goûts pour la culture, la littérature, le cinéma, les arts... quelque chose qui ressemble un peu à ce savoir sans doute immensément élevé mais totalement froid, déshumanisé, éloigné de toute tendresse que l'on peut retrouver, par exemple, dans le Jeu des perles de verre, l'un des grands romans d'Herman Hesse. D'ailleurs, la malheureuse Laureline, qui aura la stupéfaction de découvrir les quelques trois cent clones de Valérian massacrés par les robots du Grand Truqueur, eux mêmes exterminés dans une même boucherie par les reproductions valérianesques à l'occasion d'une scène dantesque exaltant les massacres de 14-18, comprendra toute la folie aussi inhumaine que sans grand intérêt ou très biaisés de la folie stérile des deux proclamés spécialistes. C'est d'ailleurs à ce moment-là d'acmé narrative que la jeune femme se révoltera contre sa compagne sans coeur :

«Parlons-en de vos splendides reconstructions. La conquête des indes, c'est le colonialisme ! L'Angleterre de Gladstone ou je ne sais qui, c'est l'impérialisme ! L'Amérique de la ruée vers l'ouest, c'est le capitalisme ! Quant à la première guerre mondiale, allez donc voir dehors, vous découvrirez à quoi ça ressemblait en effet !!...»

Au «science sans conscience n'est que ruine de l'âme» de l'ineffable Rabelais, Pierre Christin semble en veine de lui ajouter : Science humaine sans conscience n'est que pure perte de temps ! On peut en effet se demander sérieusement à quoi servent ces reconstitutions d'ampleur mais sans réel but scientifique autrement que pour le seul plaisir de voir se renouveler, encore et encore, des instantanés de massacres, des scènes dans lesquelles les êtres humains se sont avilis en décidant unilatéralement et pour leur principal avantage l'avilissement économique, politique, social de leurs semblables, etc.

Référence à peine voilée au roman de Philip K. Dick par ailleurs - le maître du haut château -, dans lequel la réalité n'est pas toujours celle que l'on pense qu'elle aurait dû être, cet album moins directement politique ou social que nombre des précédents insuffle un peu de philosophie à une saga déjà très riche de thématiques diverses. Par son subtil jeu de mise en abîme de la réalité confrontée au passé - des agents spatio-temporels qui se retrouvent projetés au sein d'une Histoire qui n'est pas la leur, mais aurait pu l'être, mais qui devient tout de même leur présent -, par la qualité du scénario, par sa réflexion pas du tout anecdotique concernant le clonage - encore très éloigné de pouvoir être une réalité à l'époque de la publication de l'album, et encore fort peu utilisé alors dans le monde de la BD -, sur sa prise de position en faveur d'un féminisme de l'égalité entre homme et femme mais dans le respect des différences, et non pour ce féminisme outrancier, haineux des hommes mais aussi de ce qui n'est pas "à niveau" (ce qui comprend donc, du point de vue intellectualisant et rigide de Jadna, Laureline elle-même), pour le rythme trépidant qui emballe le lecteur dès les premières planches, jusqu'à résolution finale, cet album, qui peut sans aucun doute surprendre et dérouter, après les magnifiques propositions de space ou de planet opera relatées dans les opus précédents, est techniquement, scénaristiquement l'un des plus aboutis qui soit.

Quant au clin d'oeil artistique de la dernière image de l'ultime planche, laissons le lecteur curieux le découvrir. Il en dit long, cependant, sur la richesse intérieure, l'imagination, le sens de l'à propos tout autant que du décalage, sur la vision d'un monde plus ou moins idéal, ainsi que les connaissances universelles de ces deux grands de la Bande-Dessinée franco-belge.
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