On sait que la mise aux normes libérales d'un espace géographique donné (autrement dit la construction des infrastructures indispensables à l'implantation d'un mode de vie capitaliste) suppose toujours la destruction préalable de l'ancien tissu urbain et rural légué par l'histoire - à l'exception, bien sûr, d'un patrimoine muséifié destiné en priorité à la consommation touristique étrangère. Dans les conditions ordinaires, un tel travail de "rénovation" (ou de "modernisation") rencontre le plus souvent une résistance obstinée (et que les médias libéraux s'empressent de dénoncer comme "conservatrice") de la part des populations locales concernées. Or, comme Naomi Klein l'a remarquablement établi, l'un des traits de génie du capitalisme contemporain est précisément d'avoir appris à utiliser - pour atteindre cet objectif - ce qu'elle appelle la "stratégie du choc". Selon ce nouveau schéma idéologique, les différentes catastrophes naturelles (par exemple l'ouragan Katrina en Louisiane) doivent désormais être comprise comme une occasion providentielle de reconstruire dans sa totalité chaque site dévasté en fonction des seules normes urbanistiques exigées par l'accumulation du capital (processus qui, en temps normal, demanderait évidement plusieurs décennies). Toutes proportions gardées, on peut donc considérer que les grandes cérémonie mondialisées - comme, par exemple, les expositions universelles, les jeux olympiques ou, bien sûr, la coupe du monde de foot-ball - jouent à présent un rôle très similaire. Elles fournissent, en effet, un prétexte idéal (au même titre, par conséquent, qu'une catastrophe naturelle ou une guerre) pour "faire du passé table rase" et installer en un temps record - dans une région donnée du monde - certaine des infrastructures (urbanisme adapté à l'automobile, complexes hôteliers géants, centres commerciaux tentaculaires, nouveaux systèmes de transport et de communication, etc.) exigées par une économie "moderne" et "compétitive", autrement dit, capitaliste.
(p.105)
Appel à sauver le stade de football du quartier Beaux-Arts/Pierre-Rouge à Montpellier, menacé par les projets immobiliers des services de la ville.
Octobre 2013
Le people's game, autrement dit le sport du peuple. C'est ainsi que, dès la fin du XIXe siècle, les travailleurs britanniques avaient décidé de baptiser le nouvel art du ballon rond. Il faut dire que, si le football - bien que fondé à l'origine (et comme la plupart des autres sports) par l'aristocratie anglaise - a pu devenir aussi rapidement le sport le plus populaire de la planète, c'est bien, comme le notait l'écrivain uruguayen Eduardo Galeano, parce que c'était précisément « un sport qui n'exigeait pas d'argent, et qu'on pouvait pratiquer sans autre moyen que l'envie de jouer. Dans les prés, dans les ruelles et sur les plages, les enfants du pays et les émigrés improvisaient des parties avec des ballons fabriqués avec de vieilles chaussettes, bourrées de chiffons ou de papier, et deux pierres en guise de buts ».
Bon, d'accord, nos parties de foot à la Pierre-Rouge (j'ai connu le bonheur d'y jouer trois fois par semaine pendant plus d'un quart de siècle) se déroulaient toujours avec un vrai ballon et devant de vrais buts. Mais, pour le reste, ce légendaire petit stade de quartier (qu'on prenait bien soin de diviser en trois terrains pour permettre au plus grand nombre, notamment le dimanche, de jouer en même temps) se prêtait idéalement à cette appropriation populaire. D'abord, l'« entrée » y était gratuite (alors qu'à Montpellier il faut de plus en plus louer des salles spécialisées – 50 € l'heure - si l'on veut encore pouvoir jouer entre amis). Ensuite, le « cocktail sociologique » y était presque invariablement le même : 10 % de « Français de souche », 80 % de copains originaires du Maghreb ou d'Afrique noire et le reste, au hasard des rencontres, composé d'étudiants étrangers de passage (Anglais, Vietnamiens, Américains, Polonais, etc.). Côté « intégration » et « dialogue des cultures », on aurait donc difficilement pu faire mieux ! Et combien de « jeunes des cités » (j'ai fini par en connaître, au fil du temps, plusieurs centaines), dont certains, au départ, étaient clairement borderline (comme on dit aujourd'hui) auront su finalement échapper à la délinquance, à la drogue et à toutes les « embrouilles » habituelles, simplement parce que ces rendez-vous rituels de la Pierre-Rouge leur offraient une occasion en or d'apprendre les règles et de faire société (où l'on voit que le seul plaisir de jouer ensemble peut constituer, à sa façon - et précisément parce que tel n'est pas son but premier -, l'équivalent d'un authentique « travail social»).
Quelle mouche a donc piqué l'oligarchie locale pour qu'elle décide ainsi de détruire une structure aussi populaire et aussi essentielle à la vie du quartier des Beaux-Arts (dans ma jeunesse, on disait quartier des Abattoirs ; mais on sait que la mairie de gauche a tenu à changer ce nom parce qu'elle estimait qu'il faisait vraiment beaucoup trop « peuple ») ? Rien, hélas, qui ne soit conforme à la logique la plus élémentaire. Ou, plus exactement, à cette logique impitoyable du Montpellier Unlimited (puisque tel est le nouveau logo de la mairie) qui n'est, bien sûr, que le paravent local de la guerre économique mondialisée et du « choc de compétitivité » correspondant. Appliquons, en effet, une distinction philosophique élémentaire (elle est « marxiste », mais peu importe ; tous les gens ordinaires, quel que soit leur engagement de cœur, s'y reconnaîtront certainement). Valeur d'usage du stade du Père-Prévost ? Maximale. C'était un espace de gratuité, donc d'intégration possible des jeunes en difficulté. Et aussi, naturellement, un espace de respiration - quelques hectares d'air pur au centre-ville – de joie et d'amitié (plus, à l'occasion, une aire de promenade pour les mères de famille et leurs enfants). Valeur d'échange de cet espace ? Forcément nulle. Puisque soustrait, par définition, à cette logique de bétonisation forcenée (« le béton ne ment pas » - telle est, en somme, la devise du pétainisme moderne) et de spéculation immobilière illimitée. Spéculation qui n'hésite jamais à s'avancer, quand il le faut, sous le masque parfois hypocrite du « droit au logement », mais qui constitue surtout l'un des moteurs économiques les plus puissants de l'accumulation du capital, c'est-à-dire de l'enrichissement sans fin de ceux qui sont déjà riches (on l'a bien vu, aux États-Unis, avec la crise des subprimes). Un nouvel épisode, en somme, de ce mouvement des enclosures (il avait commencé dans l'Angleterre du XVI° siècle) qui est au cœur de toute politique libérale moderne et qui consiste à livrer progressivement à la spéculation privée tous ces espaces encore communs - comme autrefois ces prés communaux en accès libre au bétail des paysans pauvres – où les gens ordinaires pouvaient encore échapper en partie à la cupidité destructrice des nouvelles puissances d'argent.
Il reste que cette singulière logique - reprise quotidiennement en boucle par tous les « experts » des médias officiels - n'a évidemment rien de « naturel » ni d'inéluctable. C'est à nous tous (et, pour commencer, dans chaque village et dans chaque quartier) qu'il appartient de lui opposer, chaque fois que c'est possible, une tout autre rationalité - infiniment plus juste et plus humaine - fondée sur le primat de la valeur d'usage (un monde réellement respirable et habitable pour tous) plutôt que sur celui de la « valeur d'échange » et le profit illimité de quelques-uns. Tel était, d'ailleurs, le vœu profond du bon père Prévost lui-même (un de ces chrétiens à l'ancienne qui aurait volontiers chassé tous les marchands du Temple !). Et la meilleure façon d'honorer aujourd'hui sa mémoire, c'est assurément de tout faire pour soustraire son petit espace convivial – l'un des derniers de ce type à Montpellier – à l'appétit féroce de tous ces marchands de béton qui comptent bien faire définitivement main basse sur la ville. Il vaudrait donc mieux que la nomenklatura post-frêchienne en prenne conscience assez vite. L'arbitre est encore loin d'avoir sifflé la fin du match !
NOTES
1. Le stade de la Pierre-Rouge s'appelle officiellement « Stade du Père-Prévost », du nom de ce brave curé qui en avait fait naguère don à la ville de Montpellier, contre promesse de ne jamais le livrer à la spéculation immobilière. C'est en hommage à l'action de cet homme si généreux et si décent que les habitants du quartier des Beaux-Arts ont décidé, pour organiser leur lutte, de se constituer en association des Vrais Amis du Père-Prévost.
Et nombreux sont les supporters, et les dirigeants, qui préfèrent gagner sans honneur que perdre noblement.
Pepe Saria, l'avant uruguayen, racontait : "Lancer de la terre dans les yeux du goal ? Les dirigeants trouvent ça mal, quand ça se voit."
Les supporters argentins dirent mille merveilles du but que Maradona commit de la main lors du Mondial de 1986, parce que l'arbitre ne l'avait pas vu. Pendant les éliminatoires du Mondial 90, le gardien de la sélection chiliènne, Roberto Rojas, simula une blessure en se coupant au front et il fut pris la main dans le sac. Les supporters chiliens, qui l'adoraient et l'appelaient le condor, le transformèrent illico en méchant de cinéma parce que son truc avait loupé.
Dans le football professionnel, comme dans toute chose, peu importe le délit si l'alibi est bon. Prenons le mot culture au sens propre. Que cultive en nous la culture du pouvoir? Quelles peuvent être les tristes récoltes d'un pouvoir qui accorde l'impunité aux crimes de militaires et aux pillages des politiciens, et en fait des exploits?
Albert Camus, qui avait été gardien de but en Algérie, ne faisait pas allusion au football professionnel quand il disait : "Tout ce que je sais de la morale, c'est le football qui me l'a appris."
Le paradoxe, c'est donc que cette réconciliation spectaculaire de secteurs toujours plus vaste du monde intellectuel et des nouvelles classes moyennes avec le sport le plus populaire de la planète (les États-Unis constituant, encore une fois, la seule grande exception à cet état de fait) aura donc commencé à s'opérer au moment précis où la pratique de ce sport se voyait elle-même de plus en plus dénaturée par sa soumission croissante à la logique marchande. Évolution que l'intellectuel marxiste uruguayen Eduardo Galeano résumait ainsi en 1995 : "L'histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. À mesure que le sport s'est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n'est pas rentable."
Le football est-il la joie du peuple ou l’opium du peuple ?
Contrairement aux anciennes formes de domination politique, qui laissaient généralement subsister en dehors d’elles des pans entiers de la vie individuelle et sociale, le système capitaliste ne peut maintenir son emprise sur les peuples qu’en pliant progressivement à ses lois l’ensemble des institutions, des activités, et des manières de vivre qui lui échappaient encore (qu’il s’agisse, par exemple, de l’activité artistique, de l’urbanisme, de la recherche scientifique, de la vie familiale, de l’organisation du travail ou des multiples coutumes et traditions populaires).
Il aurait donc été étonnant qu’un phénomène culturel aussi massif et aussi internationalisé que le football puisse échapper indéfiniment à ce processus de vampirisation. Et, de fait, comme chacun peut le constater aujourd’hui, ce sport est devenu, en quelques décennies, l’un des rouages les plus importants de l’industrie mondiale du divertissement – à la fois source de profits fabuleux et instrument efficace du soft power (puisque c’est ainsi que les théoriciens libéraux de la « gouvernance démocratique mondiale » ont rebaptisé le vieil « opium du peuple »). Ce rappel assurément nécessaire du rôle joué par le spectacle footbalistique (et le sport médiatisé en général) dans le fonctionnement économique et idéologique du capitalisme moderne ne saurait pour autant nous conduire à légitimer les analyses mécanistes de Jean-Marie Brohm et de son école (analyses qui ne constituent, d’ailleurs, pour l’essentiel, qu’une reprise des critiques que la « gauche culturelle » américaine dirigeait, dès les années cinquante et soixante, contre l’athlétisme et le baseball). Cela reviendrait en effet à oublier que l’industrie du divertissement a toujours fonctionné selon deux lignes stratégiques distinctes. D’un côté, elle doit sans cesse inventer de nouveaux produits (par exemple la téléréalité, les jeux vidéo, Twitter, ou la musique industrielle-marchande) qui, dans leur principe même, sont entièrement (ou presque entièrement) conçus et façonnés selon les codes de l’imaginaire libéral. De l’autre, elle travaille à récupérer – c’est-à-dire à reconfigurer en fonction de ses seules exigences – toute une série d’éléments issus des différentes cultures populaires préexistantes (ou parfois même aristocratiques) qui relevaient donc, à l’origine, d’un système de valeurs entièrement différent.
C'est depuis un village des Landes où il vit depuis sept ans que le philosophe Jean-Claude Michéa poursuit sa critique d'un monde urbain qu'il estime aujourd'hui trop déconnecté. À l'occasion de la sortie de son dernier essai, il est "monté à Paris" pour s'entretenir avec Guillaume Erner.
Photo de la vignette : Aitor Diago / Getty
#capitalisme #economie #alienation
____________
Découvrez tous les invités des Matins dans "France Culture va plus loin" https://www.youtube.com/playlist?list=PLKpTasoeXDroMCMte_GTmH-UaRvUg6aXj ou sur le site https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins
Suivez France Culture sur :
Facebook : https://fr-fr.facebook.com/franceculture
Twitter : https://twitter.com/franceculture
Instagram : https://www.instagram.com/franceculture
TikTok : https://www.tiktok.com/@franceculture
Twitch : https://www.twitch.tv/franceculture
+ Lire la suite