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Critique de Nicolas9


Dans cet essai assez dense, le philosophe Jean-Claude Michéa a pour ambition de circonscrire ce qu'est vraiment le libéralisme : genèse de l'idée, principaux idéologues d'hier et d'aujourd'hui, conséquences sur l'évolution de notre société. Un objectif qui est finalement atteint malgré un parcours sinueux et quelques détours.

Je l'avoue, j'ai failli abandonner la lecture de ce livre à la page soixante tant le texte est touffu, les phrases longues, la structure peu claire, les itérations nombreuses, le vocabulaire et les références complexes. Mais, j'aurais eu tort et je vais tenter de vous démontrer pourquoi.

En rupture avec l'humanisme de la Renaissance, le libéralisme qui apparaît au XVIIe siècle " ne se soucie pas de définir des Idées ou de saisir des Essences, c'est-à-dire de s'exprimer au nom d'une quelconque "Vérité", quel que soit le statut métaphysique de cette dernière. "

Non, inspiré par l'appréciation pour le moins pessimiste de l'Homme que Thomas Hobbes expose dans le Léviathan (publié en 1651), le libéralisme primitif se contentait de mettre au point un système juridique qui permet à chacun de faire ce qui lui plaît tant qu'il n'empêche pas les autres de faire pareil.

Contrairement aux doctrines antérieures, ce capitalisme originel ne s'encombre pas de considérations morales ou religieuses : il prétend simplement faire preuve de bon sens, loin de tout débat d'idées. C'est en quelque sorte le remplacement décomplexé des diverses visions de monde patiemment construites par les grands penseurs " d'avant ". Il s'agit plutôt d'un (bon ?) sens commun reflétant les valeurs utilitaristes et pragmatiques de la bourgeoisie commerçante contemporaine des Lumières... Pour résumer, le droit libéral a au départ " une fonction comparable à celle du Code de la route ".

Michéa précise que, pour les libéraux, " l'État le plus juste c'est un État sans idées ". le pouvoir qui s'en inspire met ainsi un point d'honneur à ne jamais s'interroger sur ce qu'est la meilleure façon pour un citoyen de conduire sa vie ou d'employer sa liberté " naturelle ".

Or, comme le libéralisme s'interdit de juger de toutes les questions autres que techniques, il se borne à une simple " administration des choses ". Michéa en profite au passage pour égratigner " l'État libéral qui a trouvé, depuis trente
ans, un personnel politique remarquablement adapté à sa fonction. " Autrement dit, gouverner ça n'est plus prévoir, c'est administrer.

Et de poursuivre : " Dans sa forme idéale, l'État libéral doit donc veiller en permanence à séparer soigneusement l'exercice du pouvoir de toute considération morale, ou religieuse " [p. 95]. Pourtant, relève JCM, il existe malgré tout des situations où cet " État minimal " outrepasse son rôle de gestionnaire pur et dur : à savoir, " lorsqu'il s'agit de défendre les conditions du laissez-faire. " Comme exemple concret, Michéa évoque (au deuxième degré !) notamment " les avantages injustement acquis lors des luttes antérieures (et non moins archaïques) de la classe ouvrière et de ses différents alliés "...

Ainsi, " la société du moindre mal est non seulement celle qui, pour se développer efficacement, n'a nul besoin d'exiger de ses membres un quelconque travail sur eux-mêmes : de les exhorter, par exemple, à se conformer à un idéal déterminé de perfectionnement moral ou religieux. Et comme Adam Smith (après Mandeville) ne se prive jamais de le souligner, il s'agit d'une collectivité dont les rouages fonctionnent d'autant mieux que chaque individu renonce de lui-même à accomplir un tel travail (du reste, forcément suspect) et préfère à cette existence sacrificielle la poursuite plus tranquille de ses intérêts bien compris et la réalisation de ses désirs particuliers " [p. 96-97].

De nos jours, débarrassés des principes éthiques qu'ils considèrent comme des entraves néfastes au développement d'une économie dynamique, les héritiers du libéralisme originel prônent un "égoïsme rationnel". Celui-ci leur permet en toute bonne conscience d'exploiter et de licencier leurs employés précaires, d'engranger des profits surréalistes, de commercer avec les dictatures, de saccager l'environnement, de falsifier leur comptabilité. Et, lorsque tout est fini, ils se sauvent en ayant d'abord pris soin d'actionner leurs parachutes dorés.

En effet, depuis le dernier tiers du XXe siècle le néo-libéralisme n'est plus tout à fait comparable à son ancêtre institué par Thomas Hobbes, Adam Smith ou Bernard de Mandeville. Pour continuer à exiger une cascade de nouvelles privations de la part de ses tributaires, il promet désormais "le meilleur des mondes" comme l'avait fait avant lui le communisme soviétique ou chinois, mais comme n'avaient jamais osé le suggérer ses pères fondateurs.

Dans cet univers définitivement façonné par l'influence bénéfique du Marché et du Droit, les citoyens "doivent perpétuellement être exhortés à abandonner les manières de vivre qui leur tiennent le plus à coeur s'ils veulent tenir les rythmes infernaux qu'impose le développement continuel de ces deux institutions."

Alors, pour parvenir à concrétiser cette belle prophétie "de l'homme nouveau exigé par le fonctionnement optimal du Marché et du Droit", il faut valoriser un travailleur prêt à sacrifier sa vie - et celle de ses proches - à l'Entreprise compétitive. On a également besoin "d'un consommateur au désir sollicitable à l'infini, d'un individu politiquement correct et procédurier, fermé à toute générosité réelle, parent absent ou dépassé, afin de transmettre dans les meilleures conditions possibles cet ensemble de vertus indispensables à la reproduction du Système."
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