Le voilà mort. Tout le monde connaît la suite. On sait ce qu’il voulut, et ce qui fut fait. Un fleuve coulait là, épais, noir, dans les fonds aux forêts tombées, le Busentin : trois jours toute la Scythie éplorée, furibonde, avec des pelles, des glaives, à pleins boucliers, creusa un bief parallèle au fleuve, dans des nuées de moustiques ; toute cette armée de boue, de langues mêlées, s’enlisa jusqu’aux cuisses, dans ses casques cornus à bout de bras porta de la terre morte, brisa des chênes comme elle l’avait fait des colonnes dans les temples, et de même qu’en brisant des temples chanta des psaumes, pour un grand cadavre qui attendait, la face tournée vers les nuages ; cette armée pour qui rien de ténu ne chanterait plus, mais qui peut-être accomplissait, définitif, son plus haut fait d’armes. Et quand toute l’eau se fut en maugréant engouffrée dans le bief, quand le lit franc du fleuve fut à sec, dans cette boue où des carpes crevaient, où des racines spectrales étaient pour la première et dernière fois surprises par le jour, toute la Scythie descendit là-dedans, pataugeante, geignante et pathétique comme les légions de Germanie ressuscitées retourneraient à leurs tourbières, toute la Scythie fit encore un grand trou, y précipita les trophées pris à Rome, les dieux et les petits objets familiers qui furent chers aux Sabins, à Carthage, aux Grecs, le labarum sous quoi marchait Constantin, sept siècles de victoire, et par là-dessus enfin jeta comme un sac d’or et de pelisse le roi qui s’enfonça doucement dans de gros remous, et, ventre à l’air, disparut soudain sous les carpes. Alors, avec des psaumes accrus comme pour l’assaut final, à grands coups de glaive ou à pleines mains, la Scythie exultante rompit les digues du bief, et toute l’eau du monde, tumultueuse, sourde, passa tout naturellement sur le corps d’un principicule scythe qui avait marché dans Rome en avant des Césars. Sur cette rive je chantai, une fois pour toutes.
Pierre Michon, L’empereur d’Occident
Il avait exercé des charges ; deux doigts manquaient à sa main droite ; il n'était plus jeune, vêtu avec une insouciance lasse, et à l'étonnement hautain des sourcils, à une lourdeur sinueuse des mâchoires sous la barbe souple,au nez trop visible, je reconnus un Levantin. Il était chauve ; il était immobile, assis. il cillait un peu pour retenir l'image d'une voile fuyante, emportée de ce-ci, de-là, sans recours s'amenuisant, vers l'île Stromboli, ou le blanc révélé du ventre des mouettes quand face au soleil elle virent de bord, se cabrent avec lenteur, s'offrent sans fin. Il voulait jouir des choses, sans doute ; il était myope. Ou eut-être ne regardait-il rien que la mer, l'étendue qu'on n'étreint pas, la trop vieille métaphore insensée.
Je suis le fils de Gaudentius, qui fût maître général de la cavalerie dans les territoires scythes ; à la haute fonction de mon père, je dois une enfance de prison dorée et de vacance perpétuelle, un caractère de garçon trop gâté et toujours menacé de mort. Gaudentius traitait avec les barbares turbulents des marches, que déjà les seules armes ne pouvaient contenir ; en gage de sa bonne foi, il me cédait comme otage à ceux avec qui il passait alliance.
Nous parlions. Il parlait plutôt, avec de très longs silences, des mots soudain suspendus comme son geste, des arrêts fascinés qui nous rejetaient dans la contemplation de la mer, jusqu’à ce qu’elle devînt violette, puis noire, et qu’alors nous nous quittions sans plus de discours, à moins qu’un mot de moi n’ait relancé sa parole ténue, ce petit souffle vite perdu qui était sa vie même et la prolongeait encore une fois jusqu’à la nuit, jusqu’à ce pastiche bruissant et visible de l’invisible, du silence, et dans sa bouche que je ne voyais plus le récit de sa vie devenait la nuit même, ce chuchotement obstiné où une à une apparaissaient les étoiles. Il mentait.
On dit que ses quelques discours furent obscurs, creux, ampoulés ; je veux bien le croire : il était peu apte à la limpidité forcée des politiques, à ce fantôme de la parole quand elle est efficace, citoyenne ; il aimait et craignait le verbe, son clinquant dans le jour, son pouvoir vide, sonore.
Pierre Michon, des années après la parution de "La Grande Beune" en 2009, publie "Les Deux Beune", aux éditions Verdier. Ce roman, reprend le fil de l'histoire de l'instituteur tombé en émoi pour la buraliste qui se nommait Yvonne. La suite qui vient de paraitre, nous livre une toute autre promesse.
Augustin Trapenard est parti à la rencontre de Pierre Michon dans la Creuse, afin qu'il nous décrive cette suite écrite 30 ans après le premier volet. L'auteur explique avoir démarré sur un jeune homme de vingt ans qui tombe éperdument amoureux d'une femme plus âgée que lui, un premier ouvrage qui lui a été inspiré par "L'origine du monde" de Courbet.
Le désir, véritable sujet de cette suite est un élément central qui lui permet d'écrire. Pour Pierre Michon, construire une phrase c'est "faire advenir le beau en peu de mots". Cette dernière est "une unité complète" qui doit attirer chez le lecteur un "plaisir esthétique et un dispositif de désir".
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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