Mais, tout d'abord, c'est quoi « Spoogue » ? Spoogue c'est le nom du fossoyeur d'un village, dans le royaume de « Kloug ». Lui et l'univers médiéval dans lequel il évolue, complètement déjanté et assez grotesque, ont été imaginés par l'auteur multi-tâches
Olivier Milhiet. Une parodie d'heroic-fantasy en somme.
On découvre rapidement le style d'
Olivier Milhiet : noms farfelus, bulles stylisées, détails cocasses... Les personnages sont caricaturaux, pleins de vices, mais leurs laideur les rend presque attachants.
A l'instar d'un autre Olivier célèbre de la BD... Milhiet travaille en couleur directe. Il associe l'encre à l'aquarelle, pour les décors en arrière plan notamment, et à la peinture acrylique, du meilleur effet pour la magie.
La planche 35 illustre la virtuosité de ce bédéiste : l'arrogance de Bourak, qui se croît surpuissant avec le marteau qu'il vient d'invoquer ; la lâcheté des diablotins, qui prennent la poudre d'escampette ; et la corruption des inquisiteurs, qui s'interrogent sur l'orthodoxie de leur chef, prêtent à rire. le décor enneigé, entre la « forêt d'Astoupek » et le « cimetière Balthazar », n'est pas sans faire penser au film L'étrange noël de Mr Jack, dont s'est inspiré
Olivier Milhiet. Il joue sur les empreintes, celles des pas dans la neige ou du marteau, qui a cloué au sol le pauvre démon, ainsi que sur les ombres. Fonctionnant à la manière de vases communicants, ces détails alimentent la logique du récit et contribuent à la suspension d'incrédulité.
Le découpage de Milhiet, dans la veine franco-belge, est tout autant efficace, avec une variété d'angles de vues.
Mais, le vrai plaisir dans Spoogue, c'est de chercher tous les petits détails semés par l'auteur dans ses planches... Un peu comme un Où est Charlie pour adultes. En voici un petit florilège : stalactites sous le pont, qui tombent au passage d'une charrette ; trace d'un vautour sur la neige, qui s'est mal réceptionné sur le toit ; enfant en laisse, qui finit par s'échapper ; la main du barbare, qui enfle de case en case, après s'être cogné avec un marteau ; une fresque sur un mur, qui retrace la répression paysanne menée par le roi de Kloug ; une statue d'un saint inquisiteur, à la limite du SM ; un zombi à la main baladeuse ; la collection de têtes de monstres chassées par le roi ; un manteau en fourrure de marsupilami ; les scènes aux fenêtres etc. Ce foisonnement de détails, qui évoluent durant le récit, donne de la profondeur à l'univers de Spoogue, le rend plus vivant.
L'humour de Milhiet n'est peut-être pas pour tout le monde : souvent un peu gore (à la Kroc le Bô ou même Spoon et White dans un autre registre) et parfois puéril, comme l'était aussi le théâtre d'
Aristophane. Mais Milhiet exprime son art avec une grande sincérité, sans censure. Il exploite pleinement l'ambiance macabre du cimetière, avec des jeux de mots comme « Sapin pour tout le monde », lors de l'offensive des zombis.
Spoogue, c'est aussi une BD un peu punk, gothique. Par contre, elle N'EST PAS :
• de la branlette intellectuelle
• mainstream
• un exutoire pour taper sur des minorités
• réalisée par un auteur du star système BD
• plein de femmes canons
• de droite
Au final, le premier album d'
Olivier Milhiet, réalisé en deux ans (1999-2001), est déjà un petit chef-d'oeuvre. Il se démarque de la mode naissante des romans graphiques ou des BD d'inspiration étrangère. Empreinte de la contre-culture bédéesque, elle est divertissante, drôle. le style est personnel, touchant et on ne se lasse pas de la relire. Les graphismes d'
Olivier Milhiet sont inimitables, faisant du beau avec du laid, et son scénario est une critique non voilée du fanatisme religieux et de l'ambition démesurée des hommes. Que peut-on attendre de mieux ?