Ce tome est le troisième et dernier dans la série des rééditions des épisodes réalisés par
Frank Miller et
Klaus Janson. Il contient les épisodes 185 à 191, et 219 de la série mensuelle
Daredevil, ainsi que l'épisode 28 de "What If ?", et l'histoire complète "Love & War" (illustrée par Bill Sienkiewicz).
Épisodes 185 à 191 (1982/1983, scénario et esquisses de
Frank Miller, dessins, encrage et couleurs de
Klaus Janson, sauf pour l'épisode 191 encré par
Terry Austin et couleurs de
Lynn Varley) - Heather Glenn a acquis la certitude que le conseil d'administration qui gère l'entreprise que lui a léguée son père, a étendu son domaine d'activité dans des activités illégales. Elle demande l'aide de Foggy Nelson qui part enquêter dans les bars louches. Wilson Fisk est toujours à la recherche d'un nouvel assassin d'élite pour remplacer Bullseye. Les ninjas de la Main ont ressuscité Kirigi, et s'apprêtent à faire de même avec Elektra.
Daredevil se conduit de manière du plus en plus indélicate et ses sens fonctionnent de manière erratique. Il va demander l'aide de Stick, un vieux sensei qui lui a appris à s'en servir.
Il s'agit donc des 7 derniers épisodes écrits et mis en page par
Frank Miller avant qu'il ne quitte la série. Dans les 2 premiers épisodes, le lecteur se demande où Miller veut en venir. Il semble qu'il prépare une crise nerveuse de Matt Murdock, mais elle n'aura pas lieu dans ce recueil. Il prépare également la transformation de la relation entre Matt et Heather ; elle subit effectivement une évolution significative. Il s'amuse beaucoup avec Turk Barrett, l'homme de main dépourvu de 2 sous de jugeote qui sert de ressort comique. Il répète dès qu'il le peut que Wilson Fisk (Kingpin) est à la recherche d'un nouvel assassin. Becky Blake fait de la figuration passive, en remplissant le quota d'une minorité (les handicappés). Maxine Lavender (assistante du District Attorney) est également cantonnée au rôle de figurante et de demoiselle en détresse.
Il faut donc attendre les épisodes 188 à 190 pour que l'intrigue redevienne plus consistante. Miller a choisi de replonger
Daredevil dans le monde des ninjas. Voilà que tout d'un coup ces derniers sont capables de faire revenir les morts à la vie et ils choisissent Kirigi. Miller ressert au lecteur l'attaque du héros par des ninjas en grand nombre et d'une inefficacité difficile à avaler. Ils arrivent juste à blesser Back Widow, et si, quand même, un autre maître des arts martiaux ayant fait son apprentissage avec Stick. D'un coté, le lecteur peut être satisfait par la volonté de Miller d'élargir les horizons du personnage
Daredevil ; de l'autre il apparaît rapidement que la seule fonction de tous ces ninjas est de remuer le couteau dans les plaies d'Elektra. Cela aboutira à un épisode dont une moitié magnifique lui est consacrée, et dont l'autre moitié ressemble à une redite des épisodes précédents. Miller reviendra encore par 2 fois sur ce personnage à différents moments de sa vie : Elektra assassin (1986/1987, illustré par Bill Sienkiewicz) et Elektra lives again (1990).
Les bonus en fin de volume permettent de se faire une idée du travail réalisé par
Frank Miller pour les illustrations. Il effectue des esquisses détaillées établissant le découpage en case de chaque planche et un placement rapide des personnages. C'est la raison pour laquelle
Klaus Janson est qualifié de dessinateur dans chacun des épisodes, sachant qu'il effectue également l'encrage et la mise en couleurs. D'un coté il est difficile de ne pas comparer ces épisodes aux précédents. Miller et Janson continuent d'utiliser les mêmes recettes de mise en page (une case de la hauteur de la page et les autres superposées à coté, ou un empilement de cases de la largeur de la page). Ils commencent à dessiner les décors moins fréquemment que précédemment. Ils recourent de temps à autres à des combats en ombres chinoises qui leur permettent de ne dessiner que des silhouettes noires, sans s'embarrasser de détails. Les visages ont un perdu en intensité du fait de la baisse d'implication de Miller. de l'autre coté, leurs mises en page restent toujours aussi efficaces et mémorables, et ces épisodes offrent toujours autant de séquences et d'images inoubliables. Il y a par exemple le combat contre Siltman tout en cases de la hauteur de la page pour faire ressortir les échasses, la morgue de Foggy Nelson face à un groupe de truands, les combats chorégraphiés de Stick contre les ninjas, Elektra tentant l'ascension d'une montagne, les ninjas surgissant des tombes dans un cimetière, etc. Il faut également mentionner la mise en couleurs de Janson largement en avance sur son temps, éloignée des simples couleurs criardes, pour des ambiances plus nuancées.
L'épisode 191 consiste en
Daredevil à l'hôpital au chevet de Bullseye, en train de jouer à la roulette russe. Il s'agit avant tout d'une autocritique de
Daredevil sur son recours à la violence, et sur sa manière de régler les problèmes à coups de poing. La chute est cousue de fil blanc et il est assez déconcertant de lire un superhéros en train de dénigrer le fondement des récits de superhéros. Cet épisode est encré par
Terry Austin, ce qui permet par comparaison d'apprécier le travail de
Klaus Janson et son apport en tant qu'encreur.
What If ? 28 (1981, 10 pages, scénario de Miller et
Mike W. Barr, dessins de Miller, encrage de Janson) - Par un concours de circonstances différent, Matt Murdock est pris en charge le SHIELD juste après l'accident dans lequel il a perdu la vue. IL s'agit d'une histoire courte et assez simpliste qui rappelle que le principe des "What if ?"supportait mal la brièveté et les scénarios trop simplistes.
Daredevil 219 (1985, scénario de
Frank Miller, dessins de
John Buscema, encrage de
Gerry Talaoc) - Dans le bled paumé de Broken Cross, un étranger taiseux arrive dans le bar du coin. Sa simple présence fait agir de manière irréfléchie les gens violents autour de lui.
Frank Miller s'offre la possibilité de travailler avec
John Buscema qu'il admirait. Il écrit un pastiche de polar hardboiled, pour un résultat trop dérivatif de ses modèles, pas assez original. L'encrage de Talaoc donne une forme de rugosité aux illustrations de Buscema qui propose une mise en page efficace, mais des dessins peu mémorables.
Frank Miller aura encore l'occasion de revenir 3 fois au personnage de
Daredevil : dans la graphic novel "Love & War" placée en fin du présent recueil et dans Born again (1986, épisodes 226 à 233, illustré par
David Mazzucchelli), puis The man without fear (1993, illustré par
John Romita junior et
Al Williamson).
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Love & War (1986, scénario de
Frank Miller, illustrations de Bill Sienkiewicz) - Vanessa Fisk (la femme de Wilson Fisk, le Kingpin) est dans une léthargie dont elle ne sort qu'à de brefs intervalles. Or le Kingpin est toujours amoureux d'elle. Il a donc décidé de prendre les choses en main et de lui trouver le meilleur docteur en psychiatrie qui soit. Mais engager Paul Mondat ne lui suffit pas, il veut être sûr d'obtenir son entière implication pour soigner sa femme. Donc plutôt que de simplement lui demander de soigner Vanessa, il fait enlever Cheryl Mondat, sa femme qui est aveugle) par un individu prénommé Victor qui se révèle être un dangereux psychopathe pas bien du tout dans sa tête. de son coté
Daredevil a le sentiment que le Kingpin est sur un gros coup ; donc il se rend Chez Josie, un bar mal fréquenté, pour faire pression sur Turk Barrett, indicateur pas très futé.
3 ans après avoir quitté la série de
Daredevil, Frank Miller revient au personnage pour une histoire complète illustrée par un artiste exceptionnel. Ils collaboreront à nouveau pour "Elektra assassin". Dès les premières pages, le lecteur assiste à un spectacle extraordinaire, hors du commun. La première est une illustration pleine page figurant l'horizon des immeubles newyorkais, avec le building du Kingpin dépassant de plusieurs étages cet horizon et captant toute la lumière du soleil. Les bâtiments en dessous sont essentiellement représentés par des rectangles striés de traits de pinceau horizontaux et verticaux pour évoquer les divisions en étages et en fenêtres. La deuxième page comporte 4 cases de la largeur de la page où le lecteur découvre le visage apaisé d'une jeune femme au milieu de draps d'un blanc étincelant dans un lit immense. La seconde case est mangée au deux tiers par une sorte de tissu imprimé dont la troisième case montre qu'il s'agit des motifs sur le gilet du Kingpin. Il est représenté comme une masse imposante (5 fois celle de sa femme), avec un torse disproportionnée et une toute petite tête ronde perdue au milieu. Tout au long de l'histoire, Sienkiewicz va adapter son style graphique à la scène qu'il représente. le lecteur passera ainsi d'un style de peinture évoquant le stylisme de magazine féminin (la première fois que l'on voit le visage quasi angélique de Cheryl Mondat, pas Monday), à des représentations symboliques tels les tuyaux pour figurer les canalisations des égouts, ou des bruits directement représentés à la peinture dans la case (le vacarme assourdissant de la rame de métro), en passant par une aquarelle pleine page dans laquelle un chevalier s'en va vers le soleil couchant, en chevauchant sa monture dans un ciel embrasé.
La mise en images de cette histoire constitue une incroyable aventure graphique qui transfigure un récit bien tordu d'enlèvement d'une jeune femme sans défense, réduite à l'état de pion dans un jeu de pouvoir pervers. Sienkiewicz fait fi de tous les codes graphiques propres aux superhéros, pour interpréter chaque scène, en donner une vision amalgamant des éléments figuratifs, avec des formes symboliques traduisant l'état psychologique des individus où la manière dont ils sont perçus par ceux qui les entourent. Cet emploi de différents styles graphiques peut constituer soit une débauche de moyens démesurés par rapport au récit, soit une révélation de la manière dont un artiste doué peut donner à voir des sensations, et des paysages intérieurs des individus.
De son coté,
Frank Miller a amélioré ses techniques de narration par rapport aux épisodes de
Daredevil, et le fait de livrer une histoire complète lui évite de s'éparpiller. le lecteur de ses épisodes de
Daredevil retrouve avec plaisir le Kingpin, ainsi que Turk Barrett et le bar Chez Josie. Mais arrivé à la moitié du récit, il se rend compte que
Daredevil n'est que l'un des 2 personnages principaux, l'autre étant Victor, ce tueur psychopathe. En effet il apparaît dans 26 pages sur 63. Et Miller a développé pour lui une écriture en flux de pensée qui rend compte de l'état de perturbation de ses processus mentaux. Il n'y a pas de bulles de pensées à proprement parler, mais des brèves cellules de texte accolées au personnage dans lesquelles ses pensées sont retranscrites comme un flux (Mondat, not Monday), avec des phrases inachevées, qui passent d'un sujet à un autre. Cette technique est d'une efficacité incroyable pour rendre compte des pulsions antagonistes qui se bousculent dans ce cerveau dérangé. Bien sûr la mise en image non conventionnelle de Sienkiewicz permet d'encore accentuer l'effet déstabilisant et finit par rendre angoissante une petite culotte à fleurs dans un placard. Victor est la grande réussite de cette histoire avec un accès à ses pensées établissant son caractère dangereux et incontrôlable comme dans peu de récits.
La contrepartie de la place accordée à Victor est que
Daredevil parait presque invité dans cette histoire, plutôt que de remplir la fonction de (super)héros conventionnel. Ce décalage est encore accentué par le fait qu'il ne participe que peu à la résolution du conflit principal. Par contre la nature finie du récit permet également à Miller de développer une thématique selon plusieurs points de vue, aboutissant à un fil conducteur des plus sardoniques (celle du chevalier et de la princesse à sauver). La collaboration entre Miller et Sienkiewicz atteindra un stade encore supérieur dans "Elektra assassin".
Ce récit constitue la première collaboration entre 2 créateurs d'exception dont les forces s'additionnent pour aboutir à un récit bien noir, magnifié par des illustrations à base de styles différents pour mieux traduire la vision de la réalité de chaque personnage. Un tour de force graphique.