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Critique de Soleney


J'ai adoré ce roman ; j'en ai savouré la lecture.
D'une part parce que l'écriture est riche, précise sans être précieuse. L'auteure a su distiller un humour noir, un cynisme dans la tournure de ses phrases. Quelque chose de fin qui dénonce des injustices et critique notre organisation sociale. C'est élégant et savoureux à la fois.
D'autre part parce que ce roman fourmille de références antiques que je ne voulais pas rater ! Ne serait-ce que par le nom des personnages (Messaline, Nérion, Orféo !), des lieux (Scylla, la station-cité-poubelle, les jardins suspendus d'Ixion) ou même des moeurs .

Bon. Je m'emballe un peu.
Reprenons.
Ed est condamné à l'emprisonnement à perpétuité pour avoir commis un acte terroriste qui a coûté la vie à 180 enfants. Dans cet avenir où les planètes tentent de prendre le contrôle des stations-cités (immenses vaisseaux spatiaux orbitant autour d'elles), la tension politique est à son comble et les attentats ne sont pas rares. Les stations-cités traquent les territorialistes infiltrés – on y verrait presque un rappel du maccarthysme ! le peuple a besoin de boucs émissaires pour exorciser sa peur. Ce sera le rôle de ce jeune homme, major de promo et promis à une brillante carrière politique. Mais Ed, par miracle, s'évade. Et jure de se venger – car il s'est rendu compte que des proches l'ont sciemment accusé à tort.
Le Roi sombre, c'est lui. Roi sans couronne, dirigeant sans pays ; il a le charisme et la prestance qui conviennent au poste. L'ironie veut pourtant qu'il soit issu d'une classe populaire.

Personnellement, j'ai eu un peu de mal à entrer dans le récit. le fait de voir Ed tenter d'échapper à sa condamnation, et de savoir qu'il n'en réchapperait pas est un peu déprimant. L'auteure a su décrire ses émotions avec brio, et j'ai eu le coeur terriblement serré de voir le piège se refermer sur lui. Amis, amante, carrière : il perd tout.
Mais je vous rassure : vingt et un an d'isolement, et l'homme n'est pas devenu fou. Mieux : il ressort de cette cellule d'à peine 10m² avec une meilleure santé physique, un esprit plus affuté, de meilleures connaissances, et même des ressources inépuisables. Que s'est-il passé sur IF, la prison la plus perfectionnée, pour que ce détenu en sorte ainsi armé ? D'où lui viennent ses acolytes étranges et ses fonds inépuisables ?
De proie, il est devenu prédateur.

Comme je le disais au début, la saveur de ce roman ne se situe pas dans l'histoire (somme toute assez classique, d'autant plus que c'est une réécriture du Comte de Monte Cristo), ni même dans les personnages, mais dans les thématiques abordées et la plume. le Roi sombre dénonce en effet notre système économique, qui crée des esclaves modernes dépendants de leur salaire et de leurs employeurs, incapables de quitter une situation qui les oppresse, au service de personnes que l'excès d'argent rend insensibles. On y évoque souvent la condition des serviteurs de grandes maisons : « … le secrétaire rompit un bref instant les voeux sacrés de sa profession, lesquels commandaient de ne jamais montrer quoi que ce soit qui ressemble à des émotions, en quelques circonstances que ce soit, tragédies et apocalypses comprises. […] Exercer ce métier était risqué, particulièrement sur Ixion où la vie politique des grands seigneurs était riche en jeux de guerre malsains. Les fortunes se dressaient aussi vite qu'elles s'écroulaient, et dans leur chute suivaient le seigneur, sa famille et le mobilier. Or femmes de chambre, jardiniers, cuisiniers et même secrétaires particuliers, tous faisaient partie du mobilier, certes un brin plus mobile qu'une commode, mais avec moins de valeur marchande. » (p. 183) Des citations de ce genre, il y en a à foison. Des allusions à la division de la société en niveaux plus ou moins bourgeois (permettant aux plus nantis d'avoir accès aux meilleurs services, mais aussi de s'encanailler discrètement dans des quartiers plus sales et moins regardants), aux injustices, aux immunités judiciaires de ceux qui ont un porte-monnaie bien rempli, vous en trouverez régulièrement.
Oren Miller évoque aussi la condition des femmes au détour d'un meeting féministe qui a lieu juste après un énième attentat. le propos était que si les femmes avaient été au pouvoir, elles auraient certainement mieux géré la situation, et qu'il faut donc impérativement lutter pour y avoir accès. Deux personnages y assistent, et l'un d'eux s'étonne que sa comparse ne semble pas approuver. Ce à quoi elle répond :
« — Tu penses que je devrais m'y intéresser parce que je suis une femme ? […] Je considère tout ceci comme parfaitement ridicule. On ne gagne jamais rien à diviser les populations et à faire des catégorisations. Humanoïdes d'un côté, créatures non identifiables de l'autre, femelles, mâles, transgenres, verts, jaunes à rayures, à pois. Ça n'a aucun sens. Par nature, nous sommes tous différents et uniques. Même au sein d'une même race, ou d'un même genre, nous sommes uniques. Pourquoi ne pas plutôt parler de communautés d'intérêt plutôt que de différences génétiques ? Ces femmes ne feront que stigmatiser leur communauté et l'enfermer dans une lutte qui devrait être plus globale. La dernière fois que j'ai vérifié, l'union faisait la force. » (p. 325)
Je trouve ce point de vue assez pertinent.

À travers Ashakiran, une jeune femme choisie pour devenir l'incarnation de la Déesse, l'auteure traite aussi du sujet de la religion (et l'associe avec la politique et la manipulation des masses, youhou !). C'est un personnage un peu trop parfait : belle, douce, gentille, intelligente, douée d'un don de prescience… Elle est cependant torturée par son rôle, qui lui impose une très grande solitude. Les gens sont trop impurs pour pouvoir lui parler, et il serait inconvenant de lui causer du monde extérieur (si bassement matériel…). Ashakiran est donc elle-même un personnage très manipulable ; à la solde de l'homme politique qui l'a soutenue et lui a permis d'atteindre cette place.
Elle était finalement le personnage le plus touchant.
On la voit souvent en train de prier la Déesse, mais comme dans notre monde réel, j'ai rarement eu l'impression qu'elle était écoutée. La question sur l'existence de cette divinité n'est pas tranchée

Concernant les autres personnages, je n'ai pas été très convaincue par Jalaran, le pitre de service. J'ai adoré sa rencontre avec Ed, mais j'ai eu l'impression qu'il perdait toute substance en devenant son sous-fifre. Sa petite guéguerre avec Kajal frisait le ridicule. Idem avec Myna, qui avait l'air plus intéressante quand on la connaissait moins.


Bref, une histoire incroyable, pleine d'émotions et de personnages attachants, portée par une plume mordante, cynique et subtile.
Deux défauts : le protagoniste est un peu trop parfait. Trop intelligent, trop fort, trop charismatique, trop tout. On peut se permettre de créer des personnages de cette envergure, mais il faut qu'ils soient mystérieux, qu'on ne sache pas d'où ils viennent, et que les révélations sur leur passé soient distillées au compte-goutte. Et que ces révélations rétablissent doucement leur humanité. Malheureusement, on sait tout de suite d'où vient Ed et comment il est devenu si extraordinaire.
Et puis, le propos du livre manquait quelques fois de nuance. Les plus riches avaient des vices particulièrement odieux (Claudia était même choquante), manquaient sérieusement d'humanité (Ophélie et ses parents, quelle tristesse), et prenaient des risques terribles avec leur propre fortune, oubliant par-là que la vie de plusieurs dizaines de personnes (leurs employés) dépendent d'elle (bon, ça, ça me paraît bien correspondre avec la réalité…).
Quoi qu'il en soit, les éditions de L'Homme sans nom font assurément un travail de qualité. Chaque découverte de leur catalogue fut une très bonne surprise.
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