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Critique de Musa_aka_Cthulie


Des quatre pièces d'Arthur Miller que j'ai lues jusqu'à présent, Les sorcières de Salem est celle qui m'a parue la moins convaincante. Sa lecture fut même une belle déception après celle de Mort d'un commis voyageur. Il y a eu quelque chose qui m'a dérangée assez vite, c'est le parallèle fait systématiquement entre le maccarthysme et l'affaire des sorcières de Salem de 1691-1692 , qui semble aller de soi depuis la création de la pièce. Ça me semblait une facilité de la part de Miller, et pas si pertinente que ça. Mais ce n'est pas ce qui m'embêtait le plus. Et quelques temps après la lecture des Sorcières de Salem, j'ai lu ce qu'en disait l'auteur dans l'Introduction à son Théâtre (1958).

Je pense qu'il est bon de revenir aux sources de la pièce. Miller a bien été inspiré par le maccarthysme, mais il n'a pas eu l'intention de faire de sa pièce une métaphore de ce qu'on appelait la chasse aux sorcières dans les États-Unis des années cinquante. Il visait plus haut, si je puis dire. Peut-être avons-nous été induits en erreur par ses autres pièces, qui parlent de la société contemporaine, et sans doute qu'une longue tradition d'interprétation "maccarthyste" nous a trompés également. Miller a déploré qu'aucun critique n'ait compris de quoi traitait la pièce à sa création, parce que si son sujet apparent - et réel, tout de même - était le maccarthysme, le sujet principal n'était pas là. Peut-être que c'est en partie de sa faute, après tout, si on n'a pas saisi quel était le thème sous-jacent et profond de la pièce, peut-être qu'il n'a pas réussi à faire passer son message. Reste un gros malentendu sur Les sorcières de Salem.

Ça n'est pas toujours évident de suivre le cheminement de la pensée de Miller à propos de cette pièce, mais ce qu'on peut en retenir de façon globale, c'est qu'il a été stupéfié, pendant le maccarthysme, de voir l'apparition d'une espèce de mystique collective qui, de plus, était insufflée de l'extérieur, c'est-à-dire par MacCarthy et ses sbires. Il était également étonné qu'une campagne politique qu'il jugeait grotesque, menée à renforts de gros sabots et de grosses ficelles, puisse être avoir un impact aussi fort sur les citoyens américains - je dois dire que j'ai vu là une espèce de naïveté à l'américaine, vu que le monde entier sortait d'une guerre particulièrement atroce, et que l'hystérie collective, le lavage de cerveau, et les gros sabots, entre autres, avaient joué leur rôle pendant des années. Toujours est-il que, malgré le fait que la pièce soit née de réflexions de Miller liées au maccarthysme, le thème principal est fondé sur la "lucidité morale", sur le fait que certaine personnes soient capables de garder la tête froide et des valeurs morales intactes au milieu d'une foule infectée, pour ainsi dire, par une terreur collective et choisissant la soumission sociale, à cause d'un sentiment de culpabilité (ne pas être assez de droite dans le cas du maccarthysme, être un candidat potentiel à la possession démoniaque, dans le cas de Salem). Je laisse bien entendu à Arthur Miller la paternité de ce point de vue.

Miller s'était déjà intéressé à l'affaire des sorcières de Salem, il s'est replongé dedans à cette occasion, lisant toutes les minutes du procès. Il a remarqué que la petite Abigaïl Williams (qui avait 11 ans en 1691) avait dénoncé Elizabeth Proctor mais jamais John Proctor. La tournure de la pièce lui est apparue en conséquent : il a fait d'Abigaïl une adolescente de 16-17 ans, qui, servante chez les Proctor, a eu une liaison avec le mari et a été chassée de la maison par l'épouse trompée, et cherchant à se venger de l'épouse en question par la pratique d'une sorcellerie de pacotille, puis par la dénonciation. On est donc très loin de la véritable affaire des sorcières de Salem, où des enfants furent certainement manipulés par des adultes, et qu'on explique aujourd'hui par diverses hypothèses (intoxication à l'ergot de seigle, qui contient une substance dont est dérivé le LSD, conflits sociaux entre la communauté de Salem Village et celle de de Salem Town, maltraitance d'enfants, vengeance familiale, pratiques divinatoires ayant dérapé, angoisse collective liée aux attaques régulières des Indiens, etc.) Miller a donc fait un choix dramatique très fort en s'éloignant des faits historiques, même s'il a regretté de ne pas être allé assez loin : il s'en est voulu d'avoir représenté un ecclésiastique, Danfort, comme relativement ouvert et réfléchi, alors que les minutes du procès montrent que le véritable Danfort, ainsi que tous les autres juges, n'a pas fait preuve d'une once de compréhension, de réflexion ou de clémence. Je serais assez d'accord avec Miller sur ce point. La pièce aurait peut-être gagné en force si tous les ecclésiastiques avaient été montrés aussi implacables et, disons-le, délirants et cruels, que lors des faits historiques. Mais je trouve surtout que le personnage-phare de Miller, son martyr de la "lucidité morale", selon les propres termes de l'auteur, est raté.

Car il me paraît difficile de comprendre que le but de la pièce est de mettre en avant une rigueur morale intacte lorsqu'on utilise un John Proctor baisant sa domestique dans tous les coins, maltraitant la domestique qui la remplace, et se montrant infect avec sa femme. le type s'est tapé la servante et la traite ensuite de putain sans relâche, mais fait acte de contrition en disant qu'il est un débauché. Les deux mots n'ont sensiblement pas la même valeur, et si une gamine de seize ans est censée être une putain , que doit-on dire de l'homme d'âge mûr et marié qui couche avec elle ? Qui est la première putain de la pièce ? Alors oui, tout ça est censé se passer au XVIIème, et donc la domination masculine et la façon dont on traite les domestiques, c'est raccord avec l'époque. Mais choisir et construire ce genre de personnage comme chantre de la vertu morale, c'est un curieux choix dramatique. John Proctor m'a gâché en bonne partie la pièce.

Le délire collectif est pourtant bien cerné et la pièce est parfaitement structurée, nous amenant de l'anecdote au drame, de la rouerie d'une adolescente (Abigaïl n'est pas un personnage positif, c'est le moins qu'on puisse dire) à l'hystérie d'une communauté. le premier moment où Abigaïl se met en scène comme si elle était envoûtée, crachant en cachette sur une croix et montrant le crachat comme preuve de la présence d'une sorcière, dupant son entourage et un ecclésiastique, est extrêmement efficace et convaincante. La façon dont monte l'hystérie dans la communauté est également très maîtrisée et tout aussi efficace : la mise en scène et la duperie sont des armes puissantes... Mais les Proctor restent pour moi le gros point faible de la pièce, Elizabeth n'étant pas un personnage très intéressant, voire assez niais, et John, comme je le disais, défendant paradoxalement tout autant, voire davantage, des valeurs qu'on pourrait qualifier de "négatives" que des valeurs "positives" - et je doute que ce soit dû à une volonté de ne pas se montrer manichéen de la part de Miller.

J'ai pas mal pensé aux histoires de maisons hantées du XIXème en lisant la pièce : parmi les personnes qui ont témoigné qu'un esprit hantait une maison à cette époque, on retrouvait souvent des jeunes filles, domestiques de surcroît. Ce serait lié au moins en partie à des questions de conflit social entre des domestiques corvéables à merci et leurs employeurs. Il y a de ça dans Les sorcières de Salem, ainsi que le sujet de la domination masculine. Miller ne s'est pas intéressé à cet aspect des choses, et pourtant lesdits sujets ressortent bizarrement de sa pièce. Et donc, l'impression la plus forte que m'ait laissée la lecture des Sorcières de Salem, c'est celle d'une misogynie prégnante tout du long...


Challenge Théâtre 2018-2019
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