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Critique de Colchik


Richard Millet fait partie de ces écrivains capables de créer non seulement une atmosphère, mais aussi un univers qui leur est propre. À nouveau, nous nous retrouvons sur les hautes terres limousines, dans le village de Siom. L'écrivain nous ramène avec la même inspiration hantée vers le lieu de son enfance. le prétexte est cette fois le récit que déroule un homme mûr à sa jeune amante, Marina, elle aussi née en terre limousine, mais d'une génération qui n'a pas vu – et surtout senti – la disparition, le lent enfouissement d'un monde révolu dans le passé.
Quelles sont ces « ombres » qui veillent sur le narrateur, Pascal. Tout d'abord, Marie, l'aînée des filles Bugeaud, qui tient l'Hôtel du Lac à Siom. Fidèle à la mémoire de son mari, mort dans les tranchées de la Grande Guerre, elle gère son affaire avec la détermination têtue des femmes habituées dès leur jeune âge à faire face aux coups du sort et à la dureté de la vie. Sa réserve, sa fierté et la conscience aiguë de sa place dans le monde siomois n'ont cependant pas entamé une empathie profonde à l'égard des créatures de Dieu. Pascal lui a été confié tout bébé, comme lui avait été confiée Solange, la mère de celui-ci. Cette femme privée de maternité a donc eu la tâche d'élever certains de ses frères et soeurs plus jeunes, mais aussi sa nièce et son petit-neveu. Elle s'en est acquittée avec non pas l'idée d'un devoir à accomplir, mais d'une mission à remplir du mieux possible. À ses côtés, sa soeur Jeanne et l'époux de celle-ci, Etienne Berthe-Dieu. Hôtel, restaurant, commerce de bois, les Bugeaud tiennent leur rang dans le petit monde de Siom, ni notables ni paysans, seulement les dignes représentants d'une lignée.
À la mort de Marie, Pascal est confié à sa grand-mère maternelle, Louise. Il quitte les ombres de Siom pour celles de Villevaleix. Là, Louise Sarroux tient un commerce qui, de florissant dans l'entre-deux-guerres, est en déclin depuis la fin de la seconde guerre. Pillée par les maquisards, concurrencée par les nouvelles formes de commerce, menacée par la lente désertification du monde rural, la vaste épicerie-quincaillerie-mercerie-nouveautés périclite depuis des années. Si la même force habite Marie et Louise, cette dernière n'a pas la douceur, l'humanité de sa soeur. La solitude qui gouvernait l'existence de Pascal devient encore plus forte au contact de sa grand-mère qui remâche sans fin l'échec de son existence de femme, de mère et de commerçante.
Mais la grande ombre qui plane sur Pascal est celle de sa mère. Une mère qui n'a jamais pris soin de son enfant, embrassé et câliné, veillé son petit. Une mère qui a prétexté de son métier de professeur, du hasard des mutations de poste pour ne jamais prendre auprès d'elle son fils. Une mère dont les apparitions à Siom ou à Villevaleix sont plus douloureuses que les absences tant elle met de distance et de méfiance entre son fils et elle. L'ombre de la mère dissimule presque celle du père, un père inconnu, fantasmé, qui a reconnu son enfant, mais dont les femmes Bugeaud ont effacé toute trace dans la mémoire familiale et même collective de leur lieu.
L'écrivain qu'est devenu Pascal est un homme de l'ombre lui aussi. L'héritage familial pèse sur ses épaules le rattachant inéluctablement à la terre de son enfance, aux secrets enfouis, aux existences ressassées et à la lente et prévisible disparition d'un univers condamné par la modernité.
L'écriture de Richard Millet a une somptueuse morbidité, un repli dans la souffrance qui ne se traduit pas par une précision dessiccative, mais par des filaments tentaculaires qui irradient un désespoir empoisonné. Pour certains lecteurs, la phrase est un peu lourde, un peu longue, un peu précieuse. Pour d'autres, elle est chargée de mille incises qui en font la richesse, la couleur et le sens. L'écriture est une voie de l'introspection, mais c'est aussi, et au-delà de l'individu, une création, un tout irréductible à la personnalité d'un homme.
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