Faillir être flingué

Bouton-de-lune alla chercher les perdrix qu'elle avait piégées au lever du jour et pendues aux branches d'un sapin. Le temps que Jeff fasse le tour de ses ballots pour mettre la main sur un paquet de pêches séchées et qu'il regarde les chevaux, les oiseaux avaient été détaillés et trempaient dans un bol de lait de jument. Petit-Pemmican écrasait des tubercules dans une casserole sur un coin de pierre tiède. La cafetière fumait sur une autre. Bouton-de-lune travaillait des galettes de maïs au fond d'une vieille poêle. Loutre surveillait un gros faitout dans lequel fondaient trois onces de graisse de bison. Quand la graisse fut liquide, elle égoutta les morceaux de perdrix et les roula dans une farine blanche. Quand la graisse grésilla, elle les jeta dedans et ils s'enfoncèrent en pétaradant avant de remonter, saisis, déjà croustillants. Petit-Pemmican les fit tourner avec une longue spatule. Elle les sortit dorés et brûlants et les mit aussitôt dans un plat de terre cuite qu'elle emporta sans attendre. Jeff la suivit avec le café, la purée et les pêches, Loutre et Bouton-de-lune avec les galettes à ses trousses. Quand ses dents traversèrent la croûte chaude et rencontrèrent la chair la plus fondante dans laquelle il eût jamais mordu, il sentit son cœur déborder. Indéniablement, le bonheur faisait partie de ce monde. Indéniablement, il ne durait jamais très longtemps.

(...) la rumeur est un animal qui se déplace et se reproduit très vite si on la lance au bon endroit.

Mais par-dessus tout, sauf pour ceux qui s'étaient faits coureurs et trappeurs et vivaient avec les Indiens dans les tentes, ce que les Blancs cherchaient et redoutaient tout ensemble, c'était le souffle de la vie sauvage, crue, impitoyable, désentravée. Ils la désiraient autant qu'ils la détestaient. Ils avaient peur de se révéler à leurs propres yeux des monstres plus terribles encore que ceux qu'ils voyaient dans les plaines s'abriter seulement la nuit sous des peaux de bête enfumées et découper lentement leurs ennemis pour les entendre hurler de douleur.

La cavité dans laquelle il s'était recouché était comme un voyage au-dessus du sol. Sans que l'esprit soit obligé de sortir du corps, il parcourait de grandes distances en un clin d'œil et passait tout aussi vite de l'hiver à l'été, quand il ne les habitait pas simultanément. Le plafond de sa chambre improvisée racontait une histoire en même temps qu'un territoire. Le déplacement de l'œil, suivant celui de la main qui avait tracé les formes et posé les couleurs, faisait surgir le monde en le parcourant.

Les choses, et les gens et les événements arrivaient comme il était lui-même arrivé au monde et il lui fallait les accueillir.

Elle empoigna sa contrebasse et joua pour lui seul le morceau de sauvagerie qu'il lui avait comme transmis. Il reconnut la pluie sur le poitrail des bêtes, le balancement grinçant des grands pins, l'éclatement de l'eau et du bois, la longue phrase du trajet plein de détours, les boules de moucherons dans les coins d'ombre, la fuite des poissons dans l'eau plate, le départ de la balle, la fuite des chevaux, la fuite des jours dans le temps, la fuite en elle même et à ce moment , il éclata en sanglots. Arcie continua de tirer l'archet sur le ventre de sa douleur, implacable et concentrée, afin qu'il en touche la vapeur ourdie de regrets.

Elie descendait l'escalier et Isle le regardait pour la première fois. Elie n'en avait pas conscience, mais il descendait directement dans son cœur. Alors qu'il avait encore une vue plongeante sur la salle, il vit soudain au bar une beauté limpide, dorée comme la bière qu'elle buvait, douce, les bras chauds, le cou ployé, une merveille. Il ne la reconnût pas, mais il sentit en touchant la marche suivante, qu'il avait changé d'élan et qu'il évoluerait désormais dans sa lumière.

A ce stade de sa conversation intérieure, il ne manquait pas de se rappeler à lui-même que l’ordre des rêves était assez particulier pour ne jamais se réaliser complètement dans le monde et qu’une partie ou une autre de sa construction mentale tomberait dans les abîmes avant même qu’ils entrevoient le début du pays où ils allaient enfin pouvoir s’arrêter. Ce à quoi il se répondait invariablement que c’était précisément pour cette raison qu’il fallait imaginer les meilleures, les plus grandes et les plus belles choses. Parce que de cette façon, même s’il ne devait advenir que la plus infime part de son rêve, elle serait tout de même assez consistante pour les rendre heureux.

Alors qu’il avait encore une vue plongeante sur la salle, il vit soudain au bar une beauté limpide, dorée comme la bière qu’elle buvait, douce, les bras chauds, le cou ployé, une merveille. Il ne la reconnut pas, mais il sentit en touchant la marche suivante qu’il avait changé d’élan et qu’il évoluerait désormais dans sa lumière.

Elie sentit tout de suite la méfiance de la femme. Il eut envie de la mordre pour la faire rire mais quelque chose dans sa posture l'en dissuada . Il s'accouda au bar comme il l'avait fait la veille et demanda un whisky d'une voix qui sembla lui sortir des oreilles.