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Critique de Erik35


COMME UN POLAR...

Chez Jean-Pierre Minaudier, la crise de la quarantaine a revêtu une forme particulière. Historien de formation, gros lecteur de romans et de BD, il n’a plus réussi, pendant cinq ans, à ouvrir autre chose que des livres de linguistique.

Il s’est mis à collectionner les grammaires de langues rares. Il en possède aujourd’hui 1 163, concernant 864 langues. Et convient aisément qu’il y a « un plaisir pervers à posséder la bibliothèque la plus snob de Paris ». Mais pas seulement :

« Une grammaire est une espèce de grand sudoku : par déductions successives, il faut rassembler les pièces d’un puzzle logique [...] Mais il y a bien plus : ma conviction profonde est qu’une grammaire, c’est avant tout du rêve et de la poésie. »

Dans « Poésie du gérondif », il compare aussi la lecture d’une grammaire à celle d’un roman policier :

« A l’issue d’une haletante démonstration dont la conclusion est que “toutes les voyelles brèves du khakha sont en réalité des schwas épenthétiques” (les garces !), le lecteur convenablement excité éprouvera une volupté proche de celle du tchékiste démasquant un nid de saboteurs hitléro-trotskystes dans une usine biélorusse en 1937. »

Avec Minaudier, on oublie la torture scolaire. On sourit de bout en bout. Pour tout vous dire, il y avait longtemps qu’un livre ne nous avait pas réjoui à ce point !

On apprend notamment que :

- le !xoon (langue parlée en Namibie et au Botswana) aligne au moins 117 consonnes ;
- les mots les plus longs se trouvent dans les langues esquimaudes (« en voici un, de taille raisonnable pour la langue concernée : “Tuktusiuqatiqarumalauqpuq”, qui veut dire en inuit : “Il désira avoir un compagnon de chasse au caribou.” ») ;
- à l’inverse, on trouve majoritairement des mots d’une seule syllabe dans de nombreuses langues d’Asie du Sud-Est et en goemai (langue du Nigéria) ;
- Géronimo s’appelait Go Khla Yeh en apache, Sitting Bull se dit Thathanka Iyothanka en Iakota et le vrai nom de Chief Joseph, en nez-percé, était tout simplement Hinmahtooyahlatkekht.

A peine remis de ces découvertes, contaminé par l’enthousiasme communicatif de l’auteur pour « l’odorante fleur du langage », on découvre encore que :

- certaines langues ne distinguent pas le genre, « comme le mandarin, le japonais, le turc, le basque, l’estonien » ;
- en bilua (langue des îles Salomon), en kurde et en cèmuhi (langue de Nouvelle-Calédonie), c’est le féminin qui l’emporte ;
« dans la plupart des langues afroasiatiques [...], faire passer un nom au féminin sert à indiquer que la chose dont on parle est de petite taille, alors qu’en nama, une langue khoïsane de Namibie, c’est exactement le contraire » ;
- certaines langues d’Amazonie « possèdent la catégorie du passé non seulement pour les verbes, mais aussi pour les noms » : un élément permet d’indiquer que « l’être ou l’objet désigné est mort, abîmé ou inutilisable ».

Etonnant, non ? La diversité des grammaires reflète celle des systèmes de pensée et des visions du monde. De ce livre, on sort donc vacciné contre tout penchant universaliste et uniformisateur. Avec un petit défi pour la route :

« Voici comment on dit “J’ai vu un animal de ce type”, en kalam, une langue papoue de Nouvelle-Guinée orientale : Knm nb nnnk. Toute personne capable de prononcer cette phrase gagnera une chaussette d’archiduchesse séchée sur une souche sèche. » (En réalité, l'auteur donne la "solution" à cette lecture pour nous autres impossible un peu plus avant dans ce bref mais généreux et jovial petit bouquin.

Et que vive encore pour longtemps cette incroyable diversité pour laquelle l'auteur nous rappelle qu'elle est autant de manière de voir, de comprendre et d'appréhender le monde qui nous entoure.

Sans jamais tomber dans le catastrophisme de bon aloi - Jean-Pierre Minaudier rappelle que, de tout temps, des langues sont nées, ont vécu, on finit par mourir ; qu'à certaines époques, sous certains régimes, dans certains empires, ces morts se sont accélérées, que ce sont là des mouvements assez naturels et que l'énorme différence avec les temps jadis c'est que depuis un peu plus d'un siècle, tout cela est répertorié, étudié, enregistré, et ce qui passait inaperçu hier est bien visible aujourd'hui -, l'auteur nous en rappelle les richesses, les surprises, pour tout dire le passionnant intérêt.

Sans être aussi pointu, précis, historique ni scientifique que les ouvrages même vulgarisateurs d'une Henriette Walter ou d'un Claude Hagège, pour n'en citer que deux, c'est peu de dire qu'avec ce petit opus d'un amateur linguiste parfaitement assumé et revendiqué, on se laisse complètement embarquer vers des ailleurs aussi imprévus que parfaitement poétiques. Et on en redemande !
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