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Critique de JustAWord


« Raconter une histoire est comme faire de la prestidigitation » nous explique l'auteur taïwanais Wu Ming-yi dans son interview donnée au site Lettres de Taïwan en 2017. L'auteur des Les Lignes de navigation du sommeil et de L'Homme aux yeux à facettes aime tant mêler magie et histoire qu'il écrit en 2011 un recueil de nouvelles intitulé le Magicien sur la Passerelle et qui rassemble dix textes autour d'un endroit qu'il affectionne tout particulièrement : le marché de Chunghua à Taipei.

Ce marché, c'est un lieu d'enfance et de magie pour l'auteur puisqu'il va y vivre durant une partie de son enfance et qu'il va en faire par la suite l'un des éléments centraux de son oeuvre. Elément central que l'on retrouve également dans le roman Les Lignes de navigation du sommeil publié en 2007.
Symbole de la modernité Taïwanaise lors de sa construction en 1961 avant d'être rasé trente ans plus tard pour donner à Taipei un nouveau visage, le marché de Chunghua est un ensemble de tours et de bâtiments reliés par des passerelles. Lieu d'échanges et de partages, le marché devient vite un symbole dans l'esprit de l'écrivain, s'imposant à la fois comme le carrefour de ses souvenirs d'enfance mais aussi comme une certaine vision du Taïwan d'antan à la fois dur et tendre, magique et humain.
Le Magicien sur la Passerrelle synthétise cette obsession et se prend au jeu du fix-up de nouvelles. Les dix histoires qui sont réunis ici ont tous deux points communs : le marché de Chunghua et le fameux magicien sur la passerelle.

Tout commence avec un enfant vendeur de semelles qui rencontre un mystérieux magicien sur la passerelle reliant les bâtiments Ai et Hsin.
Ce magicien va devenir pour notre jeune narrateur une source de fascination, tiraillé entre imposture et prodige. le magicien, jamais nommé, accomplit quelques tours de qualité inégale, allant du plus simpliste au plus incroyable. Il devient rapidement le centre de l'attention pour les gamins du coin et c'est certainement pour cette raison que les neuf textes qui suivent vont s'attacher à recueillir les histoires de ceux et celles qui l'ont croisé. de vendeur de semelles à la sauvette en graine de journaliste, le narrateur tente d'assembler les souvenirs des uns et des autres pour capturer des fragments mémoriels autour du fameux magicien. Sauf que voilà, l'objectif du Wu Ming-yi n'est pas tant de dresser le portrait d'un homme que d'en esquisser une silhouette fuyante et fluctuante glissant entre les mains du lecteur tandis que le véritable protagoniste du recueil se fait jour : le marché de Chunghua.
Derrière l'excuse du magicien, l'auteur taïwanais accomplit un travail de mémoire, défrichant ce qu'il reste de ses souvenirs et brodant aux contours pour édifier des histoires aussi réalistes et artificielles que les maquettes d'A-k'a dans La Lumière est comme l'eau. À travers les nouvelles du recueil, toutes reliées par ce fil-conducteur en forme de magicien, le lecteur voit se dessiner un univers vibrant et vivant, celui du marché de Chunghua avec ses vies insignifiantes et ses drames, ses peines dissimulées et ses joies soudaines.
On y croise des gamins qui disparaissent et réapparaissent, des zèbres et des devins, des poissons de papier et des étudiants en costume d'éléphants. Ce qui préoccupe Wu Ming-yi, c'est de reconstruire par petites touches le monde de son enfance, un monde qui lui file entre les mains et qui, avec la destruction du marché, semble condamner à l'oubli.

L'enfance devient ainsi l'un des thèmes centraux du Magicien sur la Passerelle puisque la plupart des témoins sont des gamins ou, plutôt, des « vieux » qui se souviennent de leur vie de gamin au coeur du marché.
C'est l'occasion ici de rappeler l'innocence de l'enfance, l'émerveillement devant les tours de passe-passe et la construction de mystères à partir de rumeurs et de disparitions.
À cette recherche d'une enfance fanée, Wu Ming-yi adjoint un certain réalisme magique où le lecteur se confronte à des évènements qui ne peuvent vraiment s'expliquer. de cet ascenseur improbable dans les toilettes du 99ème étage au poisson translucide de Teresa dans le Poisson rouge de Teresa en passant par les statues dans de quoi se souviennent les lions de Pierre, le fix-up infiltre des évènements surnaturels en les entremêlant discrètement avec des souvenirs à trous. Avec une immense tendresse, Wu Ming-yi offre une galerie de personnages attachants en quête d'eux-mêmes et de leur histoire commune, une galerie de personnages qui, mis bout à bout, dessine le portrait d'un lieu chargé d'histoires et d'un pays pluriethniques. Bien sûr, ces histoires ne seront pas que magiques, elle seront aussi cruellement humaines.
On s'y souvient du suicide, de la mort tragique, de l'incendie, de la prostitution, de la désillusion. de plein de choses en somme qui rappellent constamment au lecteur que le monde réel guette aux abords de ce marché aux allures surréels.

La talent véritable de Wu Ming-yi se terre peut-être là, dans les interstices, quelque part entre la magie qui hante ses histoires, ce magicien que l'on ne cerne jamais vraiment et ces enfants qui vivent et se rappellent. Parfois, on oublie même carrément la magie pour raconter un fragment d'histoire qui semble ne rien à voir avec cette enquête-prétexte. Il reste toujours le talent d'écriture de Wu Ming-yi magnifiquement servi par la traduction impeccable de Gwennaël Gaffric, et qui nous dépayse totalement l'espace de dix histoires. En reconstituant avec méticulosité le passé et en lui faisant cracher ses plus beaux instants naïfs et innocents, l'auteur Taïwanais exorcise ses vieux démons, tente de mettre sur la table ce qui lui reste d'un endroit emblématique de son enfance, comme on essayerait de le faire en ouvrant un vieil album photo noirci. Sauf qu'à la place des images, Wu Ming-yi utilise des mots et des souvenirs qui deviennent autant d'histoires où les lacunes deviennent des lieux d'expérimentation, des endroits étranges où la mémoire comble le vide par des évènements qui, autrement, ne tiendraient pas debout.
On y voit ainsi un zèbre sortir des toilettes ou un enfant ranimer un oiseau mort l'espace de quelques secondes. le Magicien sur la Passerelle adopte la forme d'une clé patiemment taillée par son auteur pour ouvrir la serrure de son enfance, une clé universelle qui nous renvoie dans le passé avec un goût de mélancolie dans la bouche et de joie dans le coeur.

Magnifique travail de mémoire, expérimentation magique qui confine au réel, le Magicien sur la passerelle se dresse aux confins des genres et enchante le lecteur par sa poésie et sa beauté désuète. Wu Ming-yi nous offre un voyage dépaysant, doux-amer et où tout reste encore possible. Un voyage dans une mémoire qui ne meurt jamais et qui, au fil du temps, transforme les souvenirs en histoires.
Lien : https://justaword.fr/le-magi..
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