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Critique de AnnaCan


« Ainsi, chacun de nous peut blêmir de douleur à l'instant où il sourit ; la dure rareté des gouffres décuplant leurs effets. »

Les « petits gouffres », ce sont ces brèves réminiscences, à la fois délicieuses et douloureuses, qui, sous l'effet d'un son, d'une odeur, d'une saveur (Ah… la madeleine de Proust), d'une silhouette entraperçue, nous saisissent à la gorge puissamment avant de disparaître presque aussitôt, laissant dans leur sillage une étrange impression, mélange d'incrédulité et de perte.
« Une fois passée la phase d'euphorie délicieuse, c'est l'impression mortelle de la perte des mondes qui subsiste… »
Christina Mirjol attrape au vol ces fugitives impressions, ce que Proust qualifie d'« un peu de temps à l'état pur » puis, avec une délicatesse extrême, elle les couche sur le papier. En neuf nouvelles qui ressemblent à des poèmes en prose, passant du « je » au « il » ou « elle » avec grâce, elle nous confie ces instants qui ouvrent une brèche dans le présent, brèche dans laquelle elle s'engouffre telle Alice, tiraillée entre la curiosité et la crainte, pour se retrouver à quelques années ou décennies de là, dans le passé.

Neuf nouvelles donc, autant d'instantanés s'efforçant de saisir l'insaisissable.

Il y a cette femme qui, par la grâce d'un parfum saisi au vol, ressent la présence de sa mère morte :
« Cette ineffable odeur — un parfum qu'autrefois elle se mettait dans le cou — suit la foule, me rattrape, puis soudain disparaît. L'impression qu'elle me manque est alors inexprimable. »
Passée l'extase, la perte encore et toujours.
Il y a cette autre femme, à moins que ce ne soit la même, qui, à l'occasion de l'anniversaire de sa petite-fille ou de son fils, peu importe, retrouve l'émoi de ses dix ans : « voici que les bougies qu'on avait empaquetées pour une éternité font vaciller des flammes refroidies depuis longtemps. » Ce jour-là, un dimanche, ses parents organisent un goûter auquel sont conviées ses camarades de classe. Mais un verre de trop, une remarque désobligeante et la jolie fête s'écroule comme un château de cartes :
« La vaisselle fracassée fait un bruit d'explosion, je me mets à trembler… Je tremble… je tremble encore. »
À la lecture de ce « je tremble… je tremble encore » j'ai pensé à Proust et à ses sanglots qui n'ont jamais cessé :
« Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé. »
Et j'ai aussi pensé à Rousseau dont j'ai récemment chroniqué Les confessions. Dans l'un de ses rares et bouleversants moments de dévoilement, le vieil atrabilaire nous confie l'émotion toujours intacte que lui procure l'un de « ces petits airs » que lui chantait autrefois sa tante Suzon :
« Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? »

Les souvenirs et les êtres changent, mais la nostalgie, cette « souffrance délicate dans laquelle entre une jouissance chimérique » comme le résume joliment Patrick Dandrey, est immuable et éternelle. Christina Mirjol est de celles et ceux qui portent en eux leur enfance comme un trésor.
Christina Mirjol (@chris49) est membre de Babelio, mais je l'ignorais quand j'ai repéré son livre suite à la très belle chronique que lui a consacré @Lavieestunlongfleuvetranquille.

« Il n'aura donc suffi que du passage furtif de la brise sur ma joue ou du mince tremblement d'un seul cheveu de ma tête. Je le sens comme un rappel — intense, très intense — de la joie d'être enfant…L'effet pourtant retombe aussi vite que le vent ; il est déjà passé ; plus un souffle, plus un souffle… et tout en un instant redevient ce qu'il est… plus lourd, soudain plus lourd dans la rue qui se fige. »
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