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Critique de HordeDuContrevent


« Quant à leurs yeux, regarde, ils nous ignorent, tu vois, mais c'est presque de bonté…d'ailleurs ils se détournent. D'ailleurs ils partent déjà, c'en est presque fini ».

Avez-vous déjà essayé d'imaginer les pensées d'un Sans Domicile Fixe ? Sa solitude, ses souffrances, sa survie, son épuisement ? Ses efforts pour garder un peu de dignité, de courage ? Avez-vous déjà essayé de ressentir sa honte ? Son décalage face à la vision de nos conforts, de nos empressements, de notre bien-être, de nos petits soucis, de ce Nous qui fait société ? de ce qu'il peut vivre la nuit, nuit dont il sortira par chance indemne, puis lors de ce vent de lumière à l'aube lorsque les membres sont complètement transis ? de l'épopée que représente la recherche de simples toilettes ?

« Rien que ça. de pisser. de pisser là, dit-il. Assis là, tu sais bien. Même pas ce plaisir-là. C'est pas de chance, tu le sais car c'est notre plaisir. Pisser ici, tu vois, sans devoir se presser, tranquillement et tout seul, sans être dérangé, loin de toutes ces présences qui sont là et nous épient, à chaque fois qu'on est dehors, dehors bien sûr, dehors, qu'on pisse dehors, dehors, au milieu de ceux-là qui défilent dans nos jambes, qui s'attardent constamment, qui passent, qui passent, qui n'arrêtent pas de passer, tandis qu'on se dépêche, qu'on a peur de gêner, et alors qu'on a honte et qu'on ne peut même pas être seul et se cacher ».

Christina Mirjol, que je découvre avec ravissement, a réussi le tour de force de se mettre littéralement à la place de, à la place d'un homme, avec tout ce que ce titre contient de dignité et de bonté, en une écriture ciselée et poétique, une réflexion subtile et sans pathos, et une émotion à fleur de peau. Un homme qui parle à son caddie en une logorrhée empreinte de tant d'humanité et de vérités. Elle narre la rencontre avec un invisible, un SDF devant affronter les morsures du froid glacial, la douleur, la faim. Elle narre la rencontre éphémère d'une femme avec cet homme. Un homme. Comme il en existe tant dans les rues de nos villes, au sein de replis aux formes foetales, et dont on ne parle que si peu, démunis que nous sommes au mieux, indifférents au pire. A la fois si proches de nous et si radicalement étrangers.

« Il était comme une plaie enveloppée de cartons et de morceaux d'étoffe qu'on avait oubliée ».

L'auteure a l'audace de faire basculer le récit. Elle part tout d'abord des pensées de cette femme qui va au cinéma avec son mari dans le froid glacial, puis renverse subitement ce point de vue classique pour nous plonger dans les pensées de cet homme qu'elle a entraperçu. Un face-à-face entre deux mondes, une main tendue, du moins qui ouvre la porte. Pour l'homme il s'agit d'accepter cette main, sans perdre sa dignité. Sans se faire remarquer aussi dans ce monde qui n'est pas celui de l'homme, étant entendu que les autres habitent partout et que leurs possessions se déplacent avec eux. Soyons désinvoltes, n'ayons l'air de rien…Mais ce face à face sera de courte durée, malgré l'empathie de la femme (de l'auteure nous pouvons nous le demander) et son dessillement, l'homme va reprendre son errance, cette errance qui lui colle aux jambes, « nomade jusqu'au sang », et subir une nouvelle humiliation. Seul.

« Ces nuits de pure défaite ne prodigueront jamais aucun conseil à l'homme qui se réveille en boule, effrayé à l'idée de devoir se lever, de devoir déplier ses membres cadenassés, qui, une fois libérés, iront frayer sans but ».

Le fait de faire commencer le livre par les pensées de la femme permet d'amplifier ensuite la tragédie que vit le SDF et de ne pas oublier que nous ne sommes pas de vraies victimes tant que nos vies conservent une certaine forme de légèreté… « Nos vies sont si légères qu'elles peuvent à tout moment voler vers un café, une tasse de chocolat ». C'est une bascule qui apporte beaucoup au récit, d'autant plus que nous attendons une sorte de happy end, pourquoi pas une action de cette femme vers le SDF. Christina Mirjol a imaginé une autre fin et j'ai aimé ce récit sans concession d'un réalisme froid.

A noter la très belle préface de Joseph Danan et la description de quelques photos d'oiseaux qui passent l'hiver en ville donnant l'élan à ce touchant récit intimiste où Christina Mirjol donne voix à l'homme, cet homme, jamais écouté, si peu entendu. « Ecrire pour faire parler, faire entendre des voix appelées à s'éteindre, je ne saurais donner une plus juste définition à mon acte d'écrire ». Quelle magnifique plume au service d'une si belle mission ! Un projet littéraire qui se fait troublant geste d'humanité…
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