(Critique commune du recueil de nouvelles *La Mort en été* et du film *Yûkoku, rites d'amour et de mort*, tous deux de Yukio Mishima.)
RITES D'AMOUR ET DE MORT – PARDON, RITES OF LOVE AND DEATH
Mishima Yukio a touché à tous les genres littéraires – mais il a notamment écrit un certain nombre de nouvelles, et La Mort en été, recueil initialement publié en 1966, en comprend dix (ou plus exactement neuf et une petite pièce de théâtre…), très diverses dans la forme comme dans le fond, et qui pourtant témoignent d'un auteur génial faisant oeuvre, avec une certaine cohérence, et des obsessions qui reviennent sans cesse ; Freud aurait apprécié, amour et mort font ici très bon ménage… même si jamais autant que dans la nouvelle « Patriotisme », sans le moindre doute celle qui marque le plus dans l'ensemble de ce recueil, pour de bonnes ou d'un peu moins bonnes raisons – ce qui implique une place à part, et j'y reviendrai plus en détail, en évoquant tant qu'à faire son adaptation cinématographique, par Mishima lui-même, et avec lui-même dans le rôle princpal, Yûkoku, rites d'amour et de mort.
Cependant, la primauté de « Patriotisme » ne doit pas non plus jeter une ombre morbide sur les neuf autres textes constituant ce recueil. Il est sans doute un peu inégal, comme le sont à peu près tous les recueils de nouvelles, mais le niveau est forcément très élevé (Mishima, bordel), et il contient de très belles pièces, qu'on aurait bien tort d'ignorer.
Une note préalable, toutefois : La Mort en été est un recueil traduit de l'anglais… On connaît l'histoire de ce souhait de Mishima, même si, pour ce que j'en ai lu, cela n'était pas systématique. Ici, le traducteur est donc Dominique Aury – et les différentes versions de ce recueil, complet ou abrégé, ne sont pas revenues sur cet état de fait. C'est éventuellement fâcheux, car il y a certains passages qui sonnent faux… En fait, le recueil est ici très inégal : il y a des moments de grâce infinie, il y a des lourdeurs qui pèsent sur l'appréciation du récit par le lecteur. Mais, pour le coup, c'est peut-être bien ce double degré de traduction qui pose problème – car les dix nouvelles composant en anglais Death in Midsummer and other stories… ont été traduites par quatre traducteurs différents ! Cela constituerait une explication possible à ce caractère inégal, qui est très regrettable… Un bon coup de ripolin aurait été appréciable – voire, soyons fous, une nouvelle traduction, du japonais…
TROIS EXCELLENTES NOUVELLES
Mais les nouvelles, donc. Outre « Patriotisme », trois nouvelles me paraissent devoir être mises en avant, qui brillent tout particulièrement.
La Mort en été
Je citerais tout d'abord « La Mort en été », un texte cruel et dur, pourtant d'une manière bien différente de « Patriotisme » ; le drame est ici avant tout psychologique, même en ayant des bases très concrètes, car le récit se focalise sur la réaction d'une femme à la tragédie constituée par la mort de deux de ses enfants, et de sa belle-soeur qui les surveillait, sur une plage agréablement ensoleillée, en villégiature.
L'horreur du fait-divers en lui-même passe d'une certaine manière au second plan, le ressenti de la femme est central, dont on ne sait trop que penser ; car elle prend tour à tour l'apparence d'une mère effondrée et d'une Médée, sinon d'une créature superficielle et égotiste (elle n'est certes pas le seul personnage féminin de ce recueil à susciter des sentiments ambigus de compassion et de répulsion tout à la fois).
La nouvelle traite ainsi de la possibilité ou non de vivre, simplement vivre, après pareil drame, mais, loin de tout sentimentalisme sirupeux, elle confronte directement le lecteur à la complexité de la psyché humaine, faite de paradoxes et de pieux ou moins pieux mensonges ; la nouvelle noue le ventre – sans l'échappatoire du seppuku.
Le Prêtre du temple de Shiga et son amour
J'ai beaucoup aimé aussi « Le Prêtre du temple de Shiga et son amour », un texte qui détonne un peu, éventuellement, du fait de son caractère « historique », qui lui confère en même temps un vernis « classique » pas désagréable.
Le thème de la nouvelle peut paraître passablement convenu : un saint homme croise la route d'une jolie femme, et, succombant à la tentation bien malgré lui, il perd aussitôt toutes ses certitudes, et craint d'être passé à côté de l'essentiel durant toute une vie de dévotion.
Cependant, Mishima ne livre en fait pas ici un texte si moqueur que cela, visant à railler l'ersatz en bonze de calotin : le prêtre comme son adorée sont des êtres en quête d'absolu, et leurs approches se répondent – la blague n'en est pas une, et s'il y a un semblant de réponse d'ordre éthique, ici, c'est d'une manière bien plus subtile que ce que l'on aurait pu croire.
Onnagata
Je citerais enfin « Onnagata », à mon sens la nouvelle de la Mort en été qui approche le plus le brio saisissant de « Patriotisme ». Peut-être parce que, là aussi, nous ne sommes pas seulement amenés à lire une histoire, mais à explorer crument la psyché de Mishima ?
La nouvelle traite donc d'un onnagata, c'est-à-dire d'un de ces acteurs mâles qui jouent les rôles féminins des pièces de kabuki. On sait, semble-t-il, que Mishima était fasciné par ces acteurs, et que cette fascination a pu jouer un rôle dans la découverte et l'acceptation de son homosexualité. Ils incarnent à leur manière une forme supérieure de beauté masculine, dans leur indétermination – dont le lieutenant suicidant de « Patriotisme » constitue le revers… a fortiori quand il est incarné par un Mishima fier de son corps sculpté dans les salles de gymnastique. Mais la nouvelle, habile, traite de cette fascination en biais, au travers du personnage d'un passionné de kabuki, mais plus encore d'onnagata, et follement amoureux du plus grand, du plus beau onnagata de son temps.
Cependant, la nouvelle ne s'en tient pas là, et s'extrait du registre classique du kabuki pour envisager une mise en scène « moderne », même si sur la base maligne d'un texte classique, Si je pouvais les intervertir ! (dont on trouve des extraits dans l'anthologie Mille Ans de littérature japonaise), un roman médiéval dans lequel, en raison de leurs inclinaisons naturelles, un garçon est élevé en fille et une fille en garçon… Ce travail de « modernisation » d'un classique renvoie sans doute à la propre activité de Mishima dramaturge (même si c'était le nô qu'il prisait avant tout, et j'y reviendrai forcément – mais d'ici-là je peux vous renvoyer à ma note sur une pièce « moderne », Madame de Sade), mais c'est aussi l'occasion d'une confrontation de deux mondes – l'onnagata doux et conciliant dans sa grâce divine davantage encore que féminine incarnant le Japon ancien, tandis que le jeune et arrogant metteur en scène l'a jeté aux orties. La relation entre les deux suscite à bon droit la jalousie du personnage point de vue…
C'est très fin, très bien exécuté : une nouvelle parfaitement brillante.
DEUX TRÈS BONNE NOUVELLES… ET UNE INTRIGANTE PIÈCE DE THÉÂTRE
Trois autres récits valent assurément le détour, même si sans atteindre les mêmes sommets – deux nouvelles… et une petite pièce de théâtre.
Les Sept Ponts
Commençons par les nouvelles, et d'abord « Les Sept Ponts ». Nous y suivons des geishas qui se livrent à un très superstitieux pèlerinage, leur imposant de traverser sept ponts tout en priant pour que leurs voeux s'exaucent – sans dire le moindre mot.
Ces personnages féminins suscitent le même sentiment ambigu que la mère meurtrie de « La Mort en été » – du fait de leur superficialité et de leur égoïsme, sinon de leur superstition. C'est un gynécée cruel, elles ne se font pas de cadeaux – les persiflages et les préjugés sont leur pain quotidien. Pourtant, dans leur condition guère enviable, elles ont aussi ce caractère endolori qui permet de les envisager avec sympathie.
La cruauté du texte ressort peut-être surtout de son côté moqueur, en définitive – avec comme une revanche morale à la clef, sous les atours d'une farce burlesque. Cela fonctionne très bien.
La Perle
« La Perle » est finalement une nouvelle assez proche des « Sept Ponts » : la distribution est là encore entièrement féminine, et ce cercle d'amies (des dames qui prennent le thé ensemble) peut s'avérer d'une extrême cruauté – a fortiori quand l'importance du « paraître » vient perturber cette relation naturellement empreinte d'hypocrisie. du coup, la nouvelle affiche une dimension humoristique encore plus prononcée !
Ce récit comporte sans doute à son tour un aspect critique, en même temps – qui n'en fait pas totalement la vilaine blague que l'on croit tout d'abord. Et, en définitive, la dictature du paraître n'a rien de drôle… Mais, ceci, c'est un sentiment que l'on ne se permettra véritablement qu'une fois la dernière page de la nouvelle tournée. D'ici-là…
Dojoji
Le troisième texte à mentionner dans cet ensemble n'est donc pas à proprement parler une nouvelle, mais une brève pièce de théâtre : « Dojoji ». La vente aux enchères d'un très improbable meuble y est perturbée par l'irruption inopinée d'une jeune femme, qui entend bien raconter l'histoire horrible de cette « armoire » gigantesque…
Le propos peut paraître obscur. À tort ou à raison, ce mystère (passablement policier) aussi bien que la manière de le mettre en scène, avec ces dialogues très caractéristiques, m'a fait penser à Edogawa Ranpo (dont Mishima avait adapté pour la scène le Lézard Noir)…
Mais l'inspiration essentielle est ailleurs, comme le laisse en fait entendre ce titre de « Dojoji », que l'on ne s'explique pas au vu du contenu du texte même. C'est qu'il s'agit d'une de ces pièces de nô « modernes » qu'a écrit Mishima – en empruntant directement à un nô classique intitulé « Dôjôji », lequel empruntait lui-même à un récit bien plus ancien et ayant connu des variantes (en fait, je ne m'en étais pas le moins du monde rendu compte en lisant la pièce de Mishima – sans autres indices, cela me paraît difficile –, mais j'avais déjà lu, tout récemment, une variante de ce récit dans les Histoires qui sont maintenant du passé, recueil de contes édifiants, dans une perspective bouddhique, composé entre les XIe et XIIIe siècles à vue de nez) ; le nô mettait en avant les crimes suscités par la jalousie, et, si l'approche de Mishima est différente, avoir cette référence en tête permet probablement d'envisager le texte avec davantage de compréhension comme de sentiment (pour ce personnage féminin plus subtil qu'il n'y paraît).
Toutefois, même sans cette référence, la pièce emporte l'adhésion par son côté étrange et quelque peu roublard.
TROIS TEXTES PLUS ANODINS ?
Trois textes me paraissent inférieurs – mais certainement pas mauvais, ni même médiocres d'ailleurs – simplement, ils sont peut-être un peu plus anodins ?
Trois Millions de yens
Ainsi tout d'abord de « Trois Millions de yens », récit qui voit un jeune couple, dont la situation financière est plus que précaire, dépenser un peu plus que de raison dans une sorte de parc d'attractions. Les amants sont presque archétypaux, au regard de certaines images suscitées par la condition des hommes et des femmes dans le Japon contemporain (à vrai dire peut-être bien plus aujourd'hui qu'alors) : la femme sérieuse et qui tient les comptes, l'homme profondément immature.
Un rendez-vous doit avoir lieu, avec une mystérieuse vieille dame – qui doit régler ces soucis financiers. Nous n'en saurons pas plus, cette nouvelle joue beaucoup, comme quelques autres, sur le non-dit, l'allusion : au lecteur de déterminer le « travail » demandé au jeune couple par la vieille dame. J'aurais bien quelques idées, mais je vais les garder pour moi… Toutefois, la nouvelle a quelque chose de lumineux, même dans toutes ces références à la misère du couple, qui incite à supposer la plus noire des conclusions, au mieux l'humiliation.
Bouteilles thermos
Ainsi également de « Bouteilles thermos », pas le plus enthousiasmant des titres. C'est à nouveau un récit très cruel, et qui joue beaucoup sur le non-dit. Toutefois, en l'espèce, la cruauté dépasse l'opposition des sexes : si y figure une ancienne geisha qui aurait pu être de celles accomplissant le pèlerinage des « Sept Ponts », l'homme qu'elle retrouve, son ancien client/protecteur, et qui constitue notre point de vue, est un individu de plus en plus acre et acerbe, au point du sadisme.
Une nouvelle qui remue un peu – sans briller, mais non sans pertinence.
Les Langes
Ainsi enfin de « Les Langes », de très loin la plus courte nouvelle du recueil, et qui le conclut. La nouvelle répond peut-être à « La Perle », qui la précède immédiatement, ainsi qu'à « La Mort en été », tout à l'autre bout du recueil : le personnage est là encore une femme torturée par la dictature du paraître, et qui, en outre, reporte sur son propre enfant absolument tout ce qu'elle constate au fil de ses errances empreintes d'obsessions à même de rendre la vie invivable.
La plume est belle, le tableau touchant, mais, pour quelque raison que j'ignore, je n'ai pas accroché plus que ça.
PATRIOTISME – UNE PLACE À PART
Reste une nouvelle : « Patriotisme », qui occupe une place à part dans ce recueil. C'est une des plus célèbres nouvelles de Mishima – probablement la plus célèbre, en fait. Pour une excellente raison : c'est une nouvelle absolument brillante, un vrai chef-d'oeuvre. Et pour une raison, pas forcément mauvaise, mais un peu moins bonne : on ne peut pas lire ce texte, aujourd'hui, sans l'envisager comme une répétition, avec quelques années d'avance, de la propre (non, sale) mort de l'auteur lui-même…
L'histoire prend pour cadre « l'incident du 26 février » (1936), une tentative de coup d'État militaire (à une époque très agitée : il y a eu d'autres tentatives, et des assassinats politiques en nombre), durant laquelle de jeunes officiers nationalistes, désireux de renforcer le pouvoir de l'armée et plus impérialistes que l'empereur, ont assassiné des ministres au nom de leur chef suprême. Hélas pour eux, l'empereur Shôwa (ou Hirohito si vous préférez) a désavoué leur initiative, scandalisé, et a exigé que l'on mate cette rébellion. Dont acte : les troupes mutines sont dispersées, les meneurs qui ne se sont pas suicidés sont fusillés. Ce qui, certes, n'a pas empêché l'armée de prendre effectivement le pouvoir quelques années plus tard à peine, avec les conséquences que l'on sait…
L'incident a beaucoup marqué les Japonais – je ne compte pas les allusions dans des livres, des BD (par exemple Vie de Mizuki), des films (comme Furyo), que j'ai pu lire ou voir. Mishima n'a de toute évidence pas fait exception, qui y a multiplié les références dans sa carrière littéraire, même si surtout à partir de « Patriotisme ».
La nouvelle figure un lieutenant et son épouse – des jeunes mariés. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les officiers rebelles n'ont pas mis le lieutenant au courant de leur plan, afin de le préserver ainsi que son épouse… Mais que l'empereur exige d'écraser le coup d'État a pour le lieutenant cette conséquence terrible : on va lui ordonner de tuer ses meilleurs amis. C'est impossible… le devoir s'oppose au sentiment, le giri au ninjô. Dans cette alternative indiscernable, le soldat n'a d'autre choix que de partir en soldat – ou en samouraï : il est résolu à se suicider par seppuku.
Ce que comprend très bien sa charmante épouse, qui entend partir avec lui. C'est un couple japonais parfait – deux êtres jeunes et beaux et purs, unis dans l'amour et dans la mort, la fusion charnelle anticipant le décès commun, variation anachronique sur le double suicide amoureux, ou shinjû, si cher notamment au grand dramaturge Chikamatsu (voyez ici)…
Tant de grâce, de beauté ! Pourtant, la mort est rude. Mishima s'étend à longueur de paragraphes sur le sabre pénétrant la chair et faisant jaillir les entrailles, sur la douleur inhumaine que s'inflige le soldat sous les yeux de son épouse dévouée mais qui n'a d'autre choix que celui de la passivité, même insupportable… J'ai, à plusieurs reprises, noté que La Mort en été était riche de nouvelles plutôt allusives, avec une part prononcée de non-dit, de manière particulièrement marquée dans les conclusions de certains récits. « Patriotisme », par contre, joue de la carte de l'explicite – à ce stade, on pourrait aussi bien dire du gore ou de la pornographie, et j'y reviendrai. La nouvelle est aussi belle qu'insoutenable de par sa crudité.
C'est ce qui en fait un chef-d'oeuvre. La plume est parfaite, le tableau superbe et horrible. Mishima s'y livre totalement, et c'est parce qu'il est si entier dans son art qu'il peut se permettre d'attraper le lecteur par le col pour qu'il ne puisse pas détourner les yeux de la mort volontaire en train de s'accomplir si horriblement. « Patriotisme » est un chef-d'oeuvre, oui – indépendamment de la mort effective de Mishima une dizaine d'années plus tard.
Mais, certes, il n'est tout simplement plus possible, depuis, de lire « Patriotisme » sans avoir en tête les circonstances fatales du pseudo-coup d'État tenté par l'écrivain et sa « Société du Bouclier », le 25 novembre 1970. On ne peut qu'y percevoir une forme de fascination pour cette mort grandiose et anachronique, une répétition, même, des gestes précis, rituels, à accomplir ; une fascination, oui, dont l'adaptation filmée Yûkoku témoignera plus encore, au point d'un insupportable malaise, non exempt pourtant d'une forme de séduction morbide…
Pourtant, à s'en tenir au texte, cela n'a rien de si évident. Même aux yeux du plus masochiste des lecteurs, la mort du lieutenant, peut-être belle dans l'idée, est hideuse dans les faits. L'idéal éthéré peut-il vraiment persister, quand les tripes se déversent sur le tatami dans les cris de douleur que le soldat ne saurait retenir ? La question même de la dignité se pose, dans cette mort rituelle envisagée comme une oeuvre d
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