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Pauline Réage (Traducteur)
EAN : 9782070380367
320 pages
Gallimard (11/05/1988)
3.89/5   169 notes
Résumé :
Dix nouvelles sont ici rassemblées. Elles reflètent tout à la fois la diversité des talents de Mishima - art du détail comme du développement thématique, art de la description comme de l'ellipse - et la diversité des univers qu'il pénètre.

Les hommes d'affaires et leurs épouses, les geishas, les gens du peuple, les acteurs du kabuki, le vieux prêtre du temple de Shiga et les soldats finissent par composer un Japon moderne en butte à ses traditions sé... >Voir plus
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La Mort en été rassemble dix nouvelles qui portent les obsessions de Mishima pour un Japon traditionnel et sa fascination pour la mort.

La nouvelle qui donne le titre à l'ouvrage est celle qui m'a le plus fascinée. Mishima y raconte la mort d'un homme par seppuku et ses préliminaires. Un passage qui possède une tension et intensité inouïes encore extrêmement vivantes dans mon esprit, des années après sa lecture.

Une mort que Mishima a choisie pour lui-même, en la mettant en scène après un coup de force raté, une fin dont Marguerite Yourcenar, dans Mishima ou la Vision du vide paru en 1980, dit qu'elle est « l'une de ses oeuvres et même la plus préparée de ses oeuvres ».
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(Critique commune du recueil de nouvelles *La Mort en été* et du film *Yûkoku, rites d'amour et de mort*, tous deux de Yukio Mishima.)

RITES D'AMOUR ET DE MORT – PARDON, RITES OF LOVE AND DEATH



Mishima Yukio a touché à tous les genres littéraires – mais il a notamment écrit un certain nombre de nouvelles, et La Mort en été, recueil initialement publié en 1966, en comprend dix (ou plus exactement neuf et une petite pièce de théâtre…), très diverses dans la forme comme dans le fond, et qui pourtant témoignent d'un auteur génial faisant oeuvre, avec une certaine cohérence, et des obsessions qui reviennent sans cesse ; Freud aurait apprécié, amour et mort font ici très bon ménage… même si jamais autant que dans la nouvelle « Patriotisme », sans le moindre doute celle qui marque le plus dans l'ensemble de ce recueil, pour de bonnes ou d'un peu moins bonnes raisons – ce qui implique une place à part, et j'y reviendrai plus en détail, en évoquant tant qu'à faire son adaptation cinématographique, par Mishima lui-même, et avec lui-même dans le rôle princpal, Yûkoku, rites d'amour et de mort.



Cependant, la primauté de « Patriotisme » ne doit pas non plus jeter une ombre morbide sur les neuf autres textes constituant ce recueil. Il est sans doute un peu inégal, comme le sont à peu près tous les recueils de nouvelles, mais le niveau est forcément très élevé (Mishima, bordel), et il contient de très belles pièces, qu'on aurait bien tort d'ignorer.



Une note préalable, toutefois : La Mort en été est un recueil traduit de l'anglais… On connaît l'histoire de ce souhait de Mishima, même si, pour ce que j'en ai lu, cela n'était pas systématique. Ici, le traducteur est donc Dominique Aury – et les différentes versions de ce recueil, complet ou abrégé, ne sont pas revenues sur cet état de fait. C'est éventuellement fâcheux, car il y a certains passages qui sonnent faux… En fait, le recueil est ici très inégal : il y a des moments de grâce infinie, il y a des lourdeurs qui pèsent sur l'appréciation du récit par le lecteur. Mais, pour le coup, c'est peut-être bien ce double degré de traduction qui pose problème – car les dix nouvelles composant en anglais Death in Midsummer and other stories… ont été traduites par quatre traducteurs différents ! Cela constituerait une explication possible à ce caractère inégal, qui est très regrettable… Un bon coup de ripolin aurait été appréciable – voire, soyons fous, une nouvelle traduction, du japonais…



TROIS EXCELLENTES NOUVELLES



Mais les nouvelles, donc. Outre « Patriotisme », trois nouvelles me paraissent devoir être mises en avant, qui brillent tout particulièrement.



La Mort en été



Je citerais tout d'abord « La Mort en été », un texte cruel et dur, pourtant d'une manière bien différente de « Patriotisme » ; le drame est ici avant tout psychologique, même en ayant des bases très concrètes, car le récit se focalise sur la réaction d'une femme à la tragédie constituée par la mort de deux de ses enfants, et de sa belle-soeur qui les surveillait, sur une plage agréablement ensoleillée, en villégiature.



L'horreur du fait-divers en lui-même passe d'une certaine manière au second plan, le ressenti de la femme est central, dont on ne sait trop que penser ; car elle prend tour à tour l'apparence d'une mère effondrée et d'une Médée, sinon d'une créature superficielle et égotiste (elle n'est certes pas le seul personnage féminin de ce recueil à susciter des sentiments ambigus de compassion et de répulsion tout à la fois).



La nouvelle traite ainsi de la possibilité ou non de vivre, simplement vivre, après pareil drame, mais, loin de tout sentimentalisme sirupeux, elle confronte directement le lecteur à la complexité de la psyché humaine, faite de paradoxes et de pieux ou moins pieux mensonges ; la nouvelle noue le ventre – sans l'échappatoire du seppuku.



Le Prêtre du temple de Shiga et son amour



J'ai beaucoup aimé aussi « Le Prêtre du temple de Shiga et son amour », un texte qui détonne un peu, éventuellement, du fait de son caractère « historique », qui lui confère en même temps un vernis « classique » pas désagréable.



Le thème de la nouvelle peut paraître passablement convenu : un saint homme croise la route d'une jolie femme, et, succombant à la tentation bien malgré lui, il perd aussitôt toutes ses certitudes, et craint d'être passé à côté de l'essentiel durant toute une vie de dévotion.



Cependant, Mishima ne livre en fait pas ici un texte si moqueur que cela, visant à railler l'ersatz en bonze de calotin : le prêtre comme son adorée sont des êtres en quête d'absolu, et leurs approches se répondent – la blague n'en est pas une, et s'il y a un semblant de réponse d'ordre éthique, ici, c'est d'une manière bien plus subtile que ce que l'on aurait pu croire.



Onnagata



Je citerais enfin « Onnagata », à mon sens la nouvelle de la Mort en été qui approche le plus le brio saisissant de « Patriotisme ». Peut-être parce que, là aussi, nous ne sommes pas seulement amenés à lire une histoire, mais à explorer crument la psyché de Mishima ?



La nouvelle traite donc d'un onnagata, c'est-à-dire d'un de ces acteurs mâles qui jouent les rôles féminins des pièces de kabuki. On sait, semble-t-il, que Mishima était fasciné par ces acteurs, et que cette fascination a pu jouer un rôle dans la découverte et l'acceptation de son homosexualité. Ils incarnent à leur manière une forme supérieure de beauté masculine, dans leur indétermination – dont le lieutenant suicidant de « Patriotisme » constitue le revers… a fortiori quand il est incarné par un Mishima fier de son corps sculpté dans les salles de gymnastique. Mais la nouvelle, habile, traite de cette fascination en biais, au travers du personnage d'un passionné de kabuki, mais plus encore d'onnagata, et follement amoureux du plus grand, du plus beau onnagata de son temps.



Cependant, la nouvelle ne s'en tient pas là, et s'extrait du registre classique du kabuki pour envisager une mise en scène « moderne », même si sur la base maligne d'un texte classique, Si je pouvais les intervertir ! (dont on trouve des extraits dans l'anthologie Mille Ans de littérature japonaise), un roman médiéval dans lequel, en raison de leurs inclinaisons naturelles, un garçon est élevé en fille et une fille en garçon… Ce travail de « modernisation » d'un classique renvoie sans doute à la propre activité de Mishima dramaturge (même si c'était le nô qu'il prisait avant tout, et j'y reviendrai forcément – mais d'ici-là je peux vous renvoyer à ma note sur une pièce « moderne », Madame de Sade), mais c'est aussi l'occasion d'une confrontation de deux mondes – l'onnagata doux et conciliant dans sa grâce divine davantage encore que féminine incarnant le Japon ancien, tandis que le jeune et arrogant metteur en scène l'a jeté aux orties. La relation entre les deux suscite à bon droit la jalousie du personnage point de vue…



C'est très fin, très bien exécuté : une nouvelle parfaitement brillante.



DEUX TRÈS BONNE NOUVELLES… ET UNE INTRIGANTE PIÈCE DE THÉÂTRE



Trois autres récits valent assurément le détour, même si sans atteindre les mêmes sommets – deux nouvelles… et une petite pièce de théâtre.



Les Sept Ponts



Commençons par les nouvelles, et d'abord « Les Sept Ponts ». Nous y suivons des geishas qui se livrent à un très superstitieux pèlerinage, leur imposant de traverser sept ponts tout en priant pour que leurs voeux s'exaucent – sans dire le moindre mot.



Ces personnages féminins suscitent le même sentiment ambigu que la mère meurtrie de « La Mort en été » – du fait de leur superficialité et de leur égoïsme, sinon de leur superstition. C'est un gynécée cruel, elles ne se font pas de cadeaux – les persiflages et les préjugés sont leur pain quotidien. Pourtant, dans leur condition guère enviable, elles ont aussi ce caractère endolori qui permet de les envisager avec sympathie.



La cruauté du texte ressort peut-être surtout de son côté moqueur, en définitive – avec comme une revanche morale à la clef, sous les atours d'une farce burlesque. Cela fonctionne très bien.



La Perle



« La Perle » est finalement une nouvelle assez proche des « Sept Ponts » : la distribution est là encore entièrement féminine, et ce cercle d'amies (des dames qui prennent le thé ensemble) peut s'avérer d'une extrême cruauté – a fortiori quand l'importance du « paraître » vient perturber cette relation naturellement empreinte d'hypocrisie. du coup, la nouvelle affiche une dimension humoristique encore plus prononcée !



Ce récit comporte sans doute à son tour un aspect critique, en même temps – qui n'en fait pas totalement la vilaine blague que l'on croit tout d'abord. Et, en définitive, la dictature du paraître n'a rien de drôle… Mais, ceci, c'est un sentiment que l'on ne se permettra véritablement qu'une fois la dernière page de la nouvelle tournée. D'ici-là…



Dojoji



Le troisième texte à mentionner dans cet ensemble n'est donc pas à proprement parler une nouvelle, mais une brève pièce de théâtre : « Dojoji ». La vente aux enchères d'un très improbable meuble y est perturbée par l'irruption inopinée d'une jeune femme, qui entend bien raconter l'histoire horrible de cette « armoire » gigantesque…



Le propos peut paraître obscur. À tort ou à raison, ce mystère (passablement policier) aussi bien que la manière de le mettre en scène, avec ces dialogues très caractéristiques, m'a fait penser à Edogawa Ranpo (dont Mishima avait adapté pour la scène le Lézard Noir)…



Mais l'inspiration essentielle est ailleurs, comme le laisse en fait entendre ce titre de « Dojoji », que l'on ne s'explique pas au vu du contenu du texte même. C'est qu'il s'agit d'une de ces pièces de nô « modernes » qu'a écrit Mishima – en empruntant directement à un nô classique intitulé « Dôjôji », lequel empruntait lui-même à un récit bien plus ancien et ayant connu des variantes (en fait, je ne m'en étais pas le moins du monde rendu compte en lisant la pièce de Mishima – sans autres indices, cela me paraît difficile –, mais j'avais déjà lu, tout récemment, une variante de ce récit dans les Histoires qui sont maintenant du passé, recueil de contes édifiants, dans une perspective bouddhique, composé entre les XIe et XIIIe siècles à vue de nez) ; le nô mettait en avant les crimes suscités par la jalousie, et, si l'approche de Mishima est différente, avoir cette référence en tête permet probablement d'envisager le texte avec davantage de compréhension comme de sentiment (pour ce personnage féminin plus subtil qu'il n'y paraît).



Toutefois, même sans cette référence, la pièce emporte l'adhésion par son côté étrange et quelque peu roublard.



TROIS TEXTES PLUS ANODINS ?



Trois textes me paraissent inférieurs – mais certainement pas mauvais, ni même médiocres d'ailleurs – simplement, ils sont peut-être un peu plus anodins ?



Trois Millions de yens



Ainsi tout d'abord de « Trois Millions de yens », récit qui voit un jeune couple, dont la situation financière est plus que précaire, dépenser un peu plus que de raison dans une sorte de parc d'attractions. Les amants sont presque archétypaux, au regard de certaines images suscitées par la condition des hommes et des femmes dans le Japon contemporain (à vrai dire peut-être bien plus aujourd'hui qu'alors) : la femme sérieuse et qui tient les comptes, l'homme profondément immature.



Un rendez-vous doit avoir lieu, avec une mystérieuse vieille dame – qui doit régler ces soucis financiers. Nous n'en saurons pas plus, cette nouvelle joue beaucoup, comme quelques autres, sur le non-dit, l'allusion : au lecteur de déterminer le « travail » demandé au jeune couple par la vieille dame. J'aurais bien quelques idées, mais je vais les garder pour moi… Toutefois, la nouvelle a quelque chose de lumineux, même dans toutes ces références à la misère du couple, qui incite à supposer la plus noire des conclusions, au mieux l'humiliation.



Bouteilles thermos



Ainsi également de « Bouteilles thermos », pas le plus enthousiasmant des titres. C'est à nouveau un récit très cruel, et qui joue beaucoup sur le non-dit. Toutefois, en l'espèce, la cruauté dépasse l'opposition des sexes : si y figure une ancienne geisha qui aurait pu être de celles accomplissant le pèlerinage des « Sept Ponts », l'homme qu'elle retrouve, son ancien client/protecteur, et qui constitue notre point de vue, est un individu de plus en plus acre et acerbe, au point du sadisme.



Une nouvelle qui remue un peu – sans briller, mais non sans pertinence.



Les Langes



Ainsi enfin de « Les Langes », de très loin la plus courte nouvelle du recueil, et qui le conclut. La nouvelle répond peut-être à « La Perle », qui la précède immédiatement, ainsi qu'à « La Mort en été », tout à l'autre bout du recueil : le personnage est là encore une femme torturée par la dictature du paraître, et qui, en outre, reporte sur son propre enfant absolument tout ce qu'elle constate au fil de ses errances empreintes d'obsessions à même de rendre la vie invivable.



La plume est belle, le tableau touchant, mais, pour quelque raison que j'ignore, je n'ai pas accroché plus que ça.

PATRIOTISME – UNE PLACE À PART



Reste une nouvelle : « Patriotisme », qui occupe une place à part dans ce recueil. C'est une des plus célèbres nouvelles de Mishima – probablement la plus célèbre, en fait. Pour une excellente raison : c'est une nouvelle absolument brillante, un vrai chef-d'oeuvre. Et pour une raison, pas forcément mauvaise, mais un peu moins bonne : on ne peut pas lire ce texte, aujourd'hui, sans l'envisager comme une répétition, avec quelques années d'avance, de la propre (non, sale) mort de l'auteur lui-même…



L'histoire prend pour cadre « l'incident du 26 février » (1936), une tentative de coup d'État militaire (à une époque très agitée : il y a eu d'autres tentatives, et des assassinats politiques en nombre), durant laquelle de jeunes officiers nationalistes, désireux de renforcer le pouvoir de l'armée et plus impérialistes que l'empereur, ont assassiné des ministres au nom de leur chef suprême. Hélas pour eux, l'empereur Shôwa (ou Hirohito si vous préférez) a désavoué leur initiative, scandalisé, et a exigé que l'on mate cette rébellion. Dont acte : les troupes mutines sont dispersées, les meneurs qui ne se sont pas suicidés sont fusillés. Ce qui, certes, n'a pas empêché l'armée de prendre effectivement le pouvoir quelques années plus tard à peine, avec les conséquences que l'on sait…



L'incident a beaucoup marqué les Japonais – je ne compte pas les allusions dans des livres, des BD (par exemple Vie de Mizuki), des films (comme Furyo), que j'ai pu lire ou voir. Mishima n'a de toute évidence pas fait exception, qui y a multiplié les références dans sa carrière littéraire, même si surtout à partir de « Patriotisme ».



La nouvelle figure un lieutenant et son épouse – des jeunes mariés. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les officiers rebelles n'ont pas mis le lieutenant au courant de leur plan, afin de le préserver ainsi que son épouse… Mais que l'empereur exige d'écraser le coup d'État a pour le lieutenant cette conséquence terrible : on va lui ordonner de tuer ses meilleurs amis. C'est impossible… le devoir s'oppose au sentiment, le giri au ninjô. Dans cette alternative indiscernable, le soldat n'a d'autre choix que de partir en soldat – ou en samouraï : il est résolu à se suicider par seppuku.



Ce que comprend très bien sa charmante épouse, qui entend partir avec lui. C'est un couple japonais parfait – deux êtres jeunes et beaux et purs, unis dans l'amour et dans la mort, la fusion charnelle anticipant le décès commun, variation anachronique sur le double suicide amoureux, ou shinjû, si cher notamment au grand dramaturge Chikamatsu (voyez ici)…



Tant de grâce, de beauté ! Pourtant, la mort est rude. Mishima s'étend à longueur de paragraphes sur le sabre pénétrant la chair et faisant jaillir les entrailles, sur la douleur inhumaine que s'inflige le soldat sous les yeux de son épouse dévouée mais qui n'a d'autre choix que celui de la passivité, même insupportable… J'ai, à plusieurs reprises, noté que La Mort en été était riche de nouvelles plutôt allusives, avec une part prononcée de non-dit, de manière particulièrement marquée dans les conclusions de certains récits. « Patriotisme », par contre, joue de la carte de l'explicite – à ce stade, on pourrait aussi bien dire du gore ou de la pornographie, et j'y reviendrai. La nouvelle est aussi belle qu'insoutenable de par sa crudité.



C'est ce qui en fait un chef-d'oeuvre. La plume est parfaite, le tableau superbe et horrible. Mishima s'y livre totalement, et c'est parce qu'il est si entier dans son art qu'il peut se permettre d'attraper le lecteur par le col pour qu'il ne puisse pas détourner les yeux de la mort volontaire en train de s'accomplir si horriblement. « Patriotisme » est un chef-d'oeuvre, oui – indépendamment de la mort effective de Mishima une dizaine d'années plus tard.



Mais, certes, il n'est tout simplement plus possible, depuis, de lire « Patriotisme » sans avoir en tête les circonstances fatales du pseudo-coup d'État tenté par l'écrivain et sa « Société du Bouclier », le 25 novembre 1970. On ne peut qu'y percevoir une forme de fascination pour cette mort grandiose et anachronique, une répétition, même, des gestes précis, rituels, à accomplir ; une fascination, oui, dont l'adaptation filmée Yûkoku témoignera plus encore, au point d'un insupportable malaise, non exempt pourtant d'une forme de séduction morbide…



Pourtant, à s'en tenir au texte, cela n'a rien de si évident. Même aux yeux du plus masochiste des lecteurs, la mort du lieutenant, peut-être belle dans l'idée, est hideuse dans les faits. L'idéal éthéré peut-il vraiment persister, quand les tripes se déversent sur le tatami dans les cris de douleur que le soldat ne saurait retenir ? La question même de la dignité se pose, dans cette mort rituelle envisagée comme une oeuvre d
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On a du mal à croire que certaines de ces dix nouvelles aient été écrites dans les années 50 à 60 : Yukio Mishima nous entraîne dans un Japon si traditionnel avec geishas, acteurs de Kabuki, rituels, croyances et superstitions, qu'il m'a parfois semblé qu'elles ne se déroulaient pas au XXème siècle.

Deux nouvelles se détachent loin devant les autres et justifient à elles seules la lecture de ce livre :
- "Patriotisme" est la plus percutante : magnifique et glaçante, écrite presque 10 années avant que Yukio Mishima ne fasse seppuku, elle met en scène la passion et le double suicide d'un jeune couple, mari et femme, follement amoureux l'un de l'autre et que la vie semble combler. Mais, lui, jeune lieutenant de l'armée impériale de 31 ans, ne pouvant se résoudre à exécuter l'ordre qu'il vient de recevoir et qui consiste à attaquer ses amis accusés de trahison envers l'Empereur, annonce à sa jeune épouse de 23 ans son intention de s'ouvrir le ventre. Elle, soumise et obéissante, à l'instar de la femme japonaise idéale, lui déclare immédiatement qu'elle le suivra dans la mort. Le couple va préparer de manière extrêmement soignée, codifiée même, leur double suicide, dans un idéal d'honneur et de pureté morale et physique où la mort se confond avec la passion. Cette nouvelle laisse supposer que bien des années avant de réaliser sur lui-même le rituel sacrificiel du seppuku, Mishima l'avait imaginé en détail, esthétisé, magnifié, glorifié.
- La nouvelle éponyme du livre, "La mort en été", aborde le drame terrible de la mort des enfants. Confiés à la garde de leur tante, les deux jeunes enfants de Tomoko se noient en mer tandis que leur tante succombe à une crise cardiaque en essayant de les sauver. Face à ce drame, les parents ne savent comment se comporter et au fil des jours qui suivent, se composent des attitudes de circonstance, des masques qu'ils croient être les plus appropriés au moment ou à leurs interlocuteurs. Avec sans doute un peu de perversité et de complaisance morbide, Mishima n'hésite pas à nous montrer toutes les phases du deuil de cette mère qui ne sait comment réagir, à la fois éperdue de douleur mais parfois d'un égoïsme confondant, qui cherche à avancer, engluée dans des sentiments et des envies contradictoires. Implacable, Mishima dissèque la lente évolution des émotions de Tomoko qui hésite entre l'oubli et la nécessité de se souvenir, qui se fustige d'avoir oublié, de rechercher du plaisir, qui s'apitoie sur elle-même et qui, pas à pas, se reconstruit aux côtés de son mari, lui, plus vite oublieux qui a choisi d'autres chemins comme ceux du travail ou de l'infidélité.

Une troisième nouvelle, sans être aussi forte et dramatique, m'a aussi beaucoup plu : "Les sept ponts" raconte le rituel de prières mené par trois jeunes geishas et une servante pour réaliser leurs voeux. Ce rituel consiste à traverser sept ponts de Tokyo en silence, sans prononcer un seul mot, tout en priant les divinités Shinto. Au cours de cette promenade un peu particulière dans Tokyo, dans la lumière du jour qui décline peu à peu, les pensées les plus inavouables des geishas nous parviennent : l'espoir de trouver un protecteur pour l'une, la folle envie d'être aimée pour l'autre, l'angoisse d'être interrompues dans leur quête et leurs prières avant d'avoir traversé le 7ème pont, leur mesquinerie et leur manque de générosité envers leurs consoeurs...

Les autres nouvelles sont plus inégales mais puisent souvent dans le registre des traditions pluricentenaires du Japon : une fable, une courte pièce de théâtre qui frôle l'absurde, une nouvelle sur l'attirance homosexuelle d'un passionné de kabuki pour un onnagata (personnage féminin typique du kabuki toujours interprété par un homme)...

Challenge Multi-défis 2020
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La mort en été de Yukio Mishima est un recueil de nouvelles magnifique. Une plongée intense dans les émotions et les sentiments. J'ai adoré.
J'ai acheté ce recueil intriguée par le titre La mort en été, comme la promesse d'une douce lueur au coeur de la noirceur. Et j'ai vraiment vraiment aimé la nouvelle éponyme, qui parle du deuil, des différentes formes de perte, de la colère sourde que cela nourrit puis de la rencontre avec une certaine forme d'apaisement. J'ai trouvé ce texte d'une justesse et d'une beauté terribles. Je reste marquée également par la nouvelle Patriotisme, un texte intense et violent, sur le sacrifice pour l'honneur d'un lieutenant et les différentes formes de fidélité, la fidélité à la patrie et la fidélité de son épouse dans le sacrifice. Et pour terminer, j'évoquerais La perle, qui m'a fait penser à la nouvelle De Maupassant que je préfère, La Parure, ou comment une perle va semer la zizanie dans un groupe d'amies et complètement redistribuer les cartes de cette amitié. Je ne peux  vous exposer mon ressenti sur chacune des nouvelles que comporte ce recueil, aussi j'ai choisi ces trois textes qui ont été les plus saisissants pour moi, mais il n'y a rien à enlever aux autres textes qui sont tout aussi beaux, je mettrais seulement un bémol sur Trois millions de yens que j'ai trouvée assez hermétique.
L'écriture de Yukio Mishima s'attache à faire ressentir chaque mot au lecteur, à faire résonner la poésie de son texte aussi fort que possible. Par sa plume, il diffuse toute une palette d'expression des sentiments qui nous touchent immanquablement.
La mort en été a été pour moi une très bonne lecture et surtout la belle découverte de cet auteur brillant qu'est Yukio Mishima qui nous donne à voir le Japon autrement.
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"La mort en été" est un des nombreux recueils de nouvelles qu'a écrites Yukio Mishima. Celui-ci regroupe dix textes écrits entre 1953 et 1966. On y retrouve les thèmes chers à l'auteur japonais : l'amour, le temps qui passe, l'honneur, le sacrifice, la mort.
Les nouvelles ici rassemblées forment entre elles un tout cohérent mais l'argument de celle intitulée "Patriotisme" emporte toute l'attention du lecteur. Celle-ci, écrite en 1961, met en scène un membre de l'armée impériale, le lieutenant Shinji Takeyama et son épouse Reiko. le militaire appartient par ailleurs à une société secrète qui a fomenté un coup d'État. Celui-ci vient d'échouer. Rentré à la maison, déshonoré, humilié, le lieutenant Takeyama et son épouse vont mettre en scène leur suicide par seppuku. C'est le récit halluciné, glaçant, inexorable, cette esthétisation de l'acte suicidaire poussée à l'extrême qui stupéfie.
J'ai éprouvé comme un malaise à la lecture de ce texte : l'aspect morbide de la scène déstabilise mais la maîtrise de la narration, la mise en tension de l'attitude des deux personnages, de l'instant court, est vraiment saisissante.

"Patriotisme" a servi d'argument au film "Yūkoku ou rites d'amour et de mort" qu'a tourné en 1965 l'écrivain lui-même. Dans ce film, Yukio Mishima y interprète le rôle du lieutenant Takeyama, révélant une fois encore son attrait pour les thèmes l'honneur de la patrie, le sacrifice, la sexualité et la mort.
En 1970, en réaction à un Japon occidentalisé, qui a perdu de sa culture et de sa souveraineté politique à l'issue de la Seconde guerre mondiale, Yukio Mishima décide de mettre à nouveau en scène le suicide (le sien) lors d'une tentative de coup d'état. Après les fictions littéraire et cinématographique, Yukio Mishima décida qu'elle devait prendre place cette fois-ci dans la réalité.
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Citations et extraits (30) Voir plus Ajouter une citation
La Grande Concubine Impériale
était absolument insensible aux charmes des jeunes roués qui s'empressaient auprès d'elle à la Cour, comme à la beauté des nobles qu'elle rencontrait. Les qualités physiques des hommes n'avaient plus de sens pour elle. Elle voulait seulement trouver un homme qui lui donnerait l'amour le plus fort et le plus profond qui pût exister. Pareille aspiration fait d'une femme une créature en vérité terrifiante. Simple courtisane, elle se contenterait sans doute de la richesse selon le monde, mais la Grande Concubine Impériale jouissait déjà de tout ce que la richesse selon le monde peut procurer. L'homme qu'elle attendait devait lui offrir la richesse selon le monde à venir.

(Extrait de la nouvelle "Le prêtre du temple de Shiga...")
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Les rideaux s'ouvrirent un peu. La lumière inondait par en dessous le buisson de santal, si bien que les ombres se superposaient, et que les larges touffes des feuilles avaient plus de douceur qu'à l'accoutumée. Les moineaux gazouillaient bruyamment. Ils se réveillaient tous les matins en jacassant et apparemment se mettaient en file pour parcourir les gouttières. Le piétinement confus des petites pattes passait d'un bout de la gouttière à l'autre, et revenait. Tomoko souriait en l'écoutant.
C'était un matin de bénédiction. Bénédiction sans raison, mais qu'elle percevait. Elle était tranquillement étendue, la tête encore sur l'oreiller. Un sentiment de bonheur se répandait par tout son corps.

(Extrait de la nouvelle "La mort en été ")
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Masuyama aimait particulièrement la scène où la princesse, liée de cordes à un cerisier, se rappelle une légende que lui racontait son grand-père, et de la pointe du pied fait glisser au milieu des fleurs tombées un rat, qui reprend vie et ronge les cordes dont elle est attachée. Toutes ces artificielles arabesques propres à l’onnagata – délicats mouvements du corps, courbure de la main, gestes de doigts -, qui pouvaient sembler bien voulues dans la vie de tous les jours, prenaient une étrange force de vie lorsque, attachée à l’arbre, y recourait Yukihime. Les attitudes compliquées et contraintes qu’imposaient les cordes faisaient de chaque instant un exquis débat, suivi d’un autre, d’un autre encore, vague après vague, que poussait une force irrésistible.
Onnagata
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La lame rencontrait l'obstacle des intestins qui s'y emmêlaient et dont l'élasticité la repoussait constamment ; et le lieutenant qu'il lui faudrait les deux mains pour maintenir la l'âme enfoncée ; il appuya pour couper par le travers. Mais ce n'était pas aussi facile qu'il l'avait cru.
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La vue de sa femme, mince et blanche silhouette, éveillait une bizarre excitation chez le lieutenant. Ce qu'il allait accomplir appartenait à sa vie publique, à sa vie de soldat dont sa femme n'avait jamais été témoin. Cet acte exigeait autant de volonté que se battre exige de courage ; c'était une mort dont la dignité et la qualité n'étaient pas moindres que celles de la mort en première ligne. Ce dont il allait maintenant faire montre, c'était de sa conduite sur le champ de bataille.

Patriotisme
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Vidéo de Yukio Mishima
Yukio Mishima (1925-1970), le labyrinthe des masques (Toute une vie / France Culture). Diffusion sur France Culture le 20 février 2021. Un documentaire d'Alain Lewkowicz, réalisé par Marie-Laure Ciboulet. Prise de son, Philippe Mersher ; mixage, Éric Boisset. Archives INA, Sandra Escamez. Avec la collaboration d'Annelise Signoret de la Bibliothèque de Radio France. 25 novembre 1970 : Yukio Mishima, écrivain iconoclaste japonais âgé de 45 ans, met en scène sa propre mort ; alors qu’il s’apprête à quitter le monde, il livre à son éditeur "La mer de la fertilité", véritable testament littéraire et spirituel de cet auteur tourmenté, fasciné par la mort rituelle. Cet homme nostalgique, avec son goût du vertige et de l'absolu, son amour des corps vierges et des âmes chevaleresques, sa quête effrénée des horizons perdus laisse une œuvre considérable qui raconte sans aucun doute la recherche d’une pureté illusoire et la laideur du monde. Lectures de textes (tous écrits par Mishima) : Barbara Carlotti - Textes lus (extraits) : "Patriotisme. Rites d’amour et de mort" (film de et avec Yukio Mishima, 1965. À partir de "Yūkoku", nouvelle parue en 1961) - "Confessions d’un masque" - "Le Lézard noir" - "La Mer de la fertilité". Archives INA : Ivan Morris et Tadao Takemoto - Flash info annonçant la mort de Mishima le 25 novembre 1970. Extraits de films : "Mishima" de Paul Schrader (1985) - "Le Lézard noir" de Kinji Kukasaku (1968) - Extrait du discours de Mishima juste avant son seppuku, le 25 novembre 1970.
Intervenants :
Pierre-François Souyri, professeur honoraire à l’université de Genève spécialiste de l’histoire du Japon Fausto Fasulo, rédacteur en chef des magazines "Mad Movies" et "ATOM" Tadao Takemoto, écrivain, spécialiste et traducteur de Malraux au Japon et vieil ami de Mishima Dominique Palmé, traductrice de Mishima chez Gallimard, spécialiste de littérature japonaise et de littérature comparée Julien Peltier, spécialiste des samouraïs, auteur de plusieurs articles parus sur Internet et dans la presse spécialisée, en particulier les magazines "Guerres & Histoire (Sciences & Vie)" et "Actualité de l'Histoire". Il anime également des conférences consacrées aux grands conflits de l'histoire du Japon Thomas Garcin, Maître de conférences à l’Université Paris 7 - Diderot, spécialiste de Mishima et de littérature japonaise Stéphane du Mesnildot, critique de cinéma, et spécialiste du cinéma japonais
Source : France Culture
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