Le temple de l'aube est la partie la plus composite et la plus contrastée de la tétralogie. Il est scindé en deux parties principales de 200 pages chacune, aux climats très différents, mais qui se nourrissent l'une l'autre. La première partie est exotique (
Marguerite Yourcenar dit sévèrement dans "
Mishima ou la vision du vide" que c'est un peu trop "touristique" avec une réflexion sur le bouddhisme trop littérale comme si l'auteur voulait s'en débarrasser une fois pour toute sans se l'approprier véritablement). Honda en déplacement d'affaire à Bangkok fait la connaissance de la jeune princesse Chantrapa (ou Ying Chan surnommée "Clair de lune") qui lui apparaît comme la nouvelle réincarnation potentielle de Kiyoaki et Isao, ainsi que le rêve d'Isao l'avait suggéré dans Chevaux échappés.
Cette révélation entraîne chez Honda le désir d'approfondir ses connaissances sur le bouddhisme et la réincarnation en allant puiser à leurs sources au cours d'un voyage en Inde après avoir quitté la Thaïlande. Nous assistons donc successivement à des descriptions extrêmement belles de la ville de Bangkok avec le Wat Arun (Le temple de l'aube) ou le palais impérial puis les spectaculaires fêtes sanglantes de Calcutta dédiées à la déesse Kali, les rites funéraires de Bénarès dans un climat de fin du monde, l'ascension vers les grottes d'Ajanta...
Ce sont certes des sites emblématiques et touristiques mais la description qu'en fait Mishima atteint des moments de fulgurance inoubliables même si j'aurais aimé m'attarder un peu plus longuement dans chacun de ces lieux envoûtants.
Puis survient la partie la plus contestée par
Yourcenar qui concerne l'explication par Honda de ses recherches sur les origines et les variantes du concept de Samsara et de conscience Alaya. Elle occupe une trentaine de pages (des chapitres 13 à 19) qui sont assez ardues et abstraites, peut-être trop littéralement théoriques, mais qui ont beaucoup d'importance pour comprendre le cheminement de pensée de Honda dans la seconde partie puis dans L'ange en décomposition. C'est assez impressionnant et déroutant mais j'avoue y avoir éprouvé du plaisir parce que cela m'a donné des clés non seulement pour La mer de la fertilité (le titre, l'image de la cascade choisie par Quarto...) mais aussi pour mieux appréhender le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee notamment). Les plus réfractaires pourront zapper sans problème ces trente pages mais ça serait dommage...
Enfin nous voilà dans la seconde partie qui se déroule au Japon dans un Tokyo dévasté par la guerre ainsi que dans les environs du Mont Fuji entre le quartier résidentiel de Gotemba et le sanctuaire Shinto de Sengen.
C'est une partie extraordinaire qui n'est pas sans évoquer
Marcel Proust par cette façon de suggérer les ravages du temps qui passe (un incroyable Tokyo en ruine et une apparition qui m'a rappelé les descriptions de la Berma vieillissante), les impasses de la vie conjugale, le regard ironique porté sur l'aristocratie locale dans des scènes de réceptions mémorables et délectables. Il y a une grande cruauté dans cette vision pessimiste et dépressive de l'humanité qui n'en est pas moins aussi lucide et désenchantée que perverse. Il y a des séquences érotiques d'une grande intensité et d'une puissante volupté jusque dans le voyeurisme. Et il y a surtout cette quête insatisfaite et illusoire de la beauté (celle de la sublime
Ying Chen) qui apparaît peut-être comme la mort elle-même. le final est très spectaculaire.
On est aspiré par un vide sidéral et la manière dont il décrit la personnalité de Honda comme celle de son épouse est d'une grande richesse psychologique. Chaque personnage a du relief (formidable Keiko) et le regard porté sur eux sans concession. Mishima montre la fin d'un monde, de la beauté des traditions ancestrales qu'il avait sublimées dans Neige de Printemps, du couple (quelle violence morale entre Honda et Rié!!), des illusions. L'occidentalisation est presque perçue comme une déchéance (et le bref portrait des occidentaux est assez méprisant. Celui des japonais n'est pas beaucoup plus reluisant). Mais paradoxalement il en ressort un attachement déchirant à ces lieux et à ces personnages qui sont emportés par le temps mais sublimés par sa plume unique. Avec l'idée que peut-être la pensée bouddhiste permettrait de dépasser la souffrance et le dégoût de soi. Honda y parviendra-t-il à la fin de sa vie dans L'ange en décomposition? En tout cas Mishima s'est suicidé après avoir achevé son oeuvre...