Mon regard se posait sur mille choses ordinaires. En réalisant que je ne les verrais plus, j’avais curieusement le sentiment de les découvrir pour la première fois. D’en voir les faces cachées et les mystères. Quand on meurt, pensai-je, tout cela n’existe plus. Tout disparaît. Mais quand on va mourir, les choses anodines deviennent des curiosités. Elles luisent presque, semblent s’exonérer du réel ordinaire et exister d’une vie propre.
On se souvient seulement de l’histoire qu’on nous en a racontée et de quelques anecdotes qui s’y rattachent. L’événement lui-même s’est effacé, comme embourbé dans le marc qui stagne tout au fond de nos souvenirs. Ainsi, on croit se rappeler tel anniversaire ou telle fête de famille, parce que des photos en témoignent, mais on serait bien en peine de citer l’ensemble des personnes qui y ont effectivement participé : on ne se « souvient » que de celles qui figurent sur l’image. Les autres, hors champ, ont complètement disparu. Ils peuvent ne jamais avoir été là, ou tout simplement n’avoir jamais existé.
J’ai une certaine efficacité. Je réfléchis. Je ne suis pas une sorte de spirite qui retrouve des chiens égarés en faisant tourner une bague accrochée à un fil de soie. J’ai mes méthodes.
Les psys essaient souvent de vous transformer en coupables. Et font avec une certaine nonchalance tout pour que vous les détestiez…
« Quand vous avez envie de vous évader, mettez le casque et écoutez le morceau. Il dure un bon moment. Soixante et onze minutes. Vous verrez, il détend bien. Moi-même je l’écoute parfois, le soir, en buvant un verre… Si vous voulez, je vous apporterai un verre de vin un de ces après-midi. »
La mort est plus forte que la peur. La mort est plus forte que la douleur. J’avais parcouru avec fièvre ces récits de femmes criminelles, par passion ou par vengeance. Par amour. Par amour déçu, ou bafoué, ou blessé. Par douleur. Ma douleur à moi était immense. Vaste comme un monde. J’ai décidé de glisser et de partir. D’abandonner le terrain. Une mère ne vit pas dans un monde d’où son fils a fui. Je ne pensais plus qu’à Franck. Qu’à l’absence de Franck. J’utilisais sans cesse cette expression de menteuse et de lâche : « l’absence de Franck… » Franck était mort. Il ne s’était pas absenté. Il était MORT. Voilà. Voilà. Voilà avec quoi je devais vivre, moi. Eh bien non. Pas question. Une mère ne vit pas dans un monde que son fils de onze ans a quitté.