"La mémoire elle-même est rongée par un acide et il ne reste plus de tous les cris de souffrance et de tous les visages horrifiés du passé que des appels de plus en plus sourds, et des contours vagues."
« L’autre jumelle avait rapproché sa tête de celle de sa sœur et leurs fronts se touchaient. J’étais effondré.
— Alors, que faire, madame ? demanda Koromindé.
Elle avait décroché le téléphone et composé un numéro à deux chiffres.
Elle demandait si le prénom « Zénaïde » figurait « sur la liste ». La réponse était : NON.
— Vous ne pouvez pas donner ce prénom.
Je vacillai, la gorge serrée.
Le moustachu s’approcha à son tour et prit le formulaire.
— Mais si, mademoiselle, chuchota Koromindé, comme s’il dévoilait un secret. Nous pouvons donner ce prénom.
Et il leva la main, très lentement, en signe de bénédiction.
— C’était le prénom de sa marraine.
Le moustachu se pencha et appuya son front de bélier contre les grillages.
— Dans ce cas, messieurs, il s’agit d’un problème particulier, et la chose est tout à fait différente.
Il avait une voix onctueuse qui ne correspondait pas du tout à son physique.
— Certains prénoms se transmettent dans les familles, et si curieux fussent-ils, nous n’avons rien à dire. Absolument rien.
Il moulait ses phrases et chaque mot sortait de sa bouche imprégné de vaseline.
— Va pour Zénaïde ! »
Et comme les couches successives de papiers peints et de tissus qui recouvrent les murs, cet appartement m'évoquait des souvenirs plus lointains: les quelques années qui comptent tant pour moi, bien qu'elles aient précédées ma naissance.
Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir.
René Char
Je n’avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J’étais sûr, par exemple, d’avoir vécu dans le Paris de l’Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne. Pourtant, j’essayais de lutter contre la pesanteur qui me tirait en arrière, et rêvais de me délivrer d’une mémoire empoisonnée. J’aurais donné tout au monde pour devenir amnésique.
J’ai éprouvé une sensation de vide qui m’était familière depuis mon enfance, depuis que j’avais compris que les gens et les choses vous quittent ou disparaissent un jour.
Je pensais à mes parents. J'eus la certitude que si je voulais rencontrer des témoins et des amis de leur jeunesse, ce serait toujours dans des endroits semblables à celui-ci : halls d'hôtel désaffectés de pays lointains où flotte un parfum d'exil et où viennent échouer les êtres qui n'ont jamais eu d'assise au cours de leur vie, ni d'état civil très précis.
Je descendis les escaliers de l’hôpital en feuilletant un petit cahier à couverture de cuir rouge, le : « Livret de Famille ». Ce titre m’inspirait un intérêt respectueux comme celui que j’éprouve pour tous les papiers officiels, diplômes, actes notariés, arbres généalogiques, cadastres, parchemins, pedigrees… Sur les deux premiers feuillets figurait l’extrait de mon acte de mariage, avec mes nom et prénoms, et ceux de ma femme. On avait laissé en blanc les lignes correspondant à : « fils de », pour ne pas entrer dans les méandres de mon état civil. J’ignore en effet où je suis né et quels noms au juste, portaient mes parents lors de ma naissance.
Je pensais à mes parents. J'eus la certitude que si je voulais rencontrer des témoins et des amis de leur jeunesse, ce serait toujours dans des endroits semblables à celui-ci : halls d'hôtels désaffectés de pays lointains où flotte un parfum d'exil et où viennent échouer les êtres qui n'ont jamais eu d'assise au cours de leur vie, ni d'état civil très précis.
J'avais pris ma fille dans mes bras et elle dormait, la tête renversée sur mon épaule. Rien ne troublait son sommeil.
Elle n'avait pas encore de mémoire.