Je fais partie de ceux qui n'avaient jamais lu
Patrick Modiano avant qu'il ne se voit attribuer le prix Nobel. Pour reprendre le titre d'un article qui lui a été consacré, il n'était à mes yeux « ni lu, ni connu » ; un simple patronyme parmi d'autres dans la forêt littéraire. Comme toujours, je considère comme une excellente nouvelle d'avoir tout à découvrir d'un auteur reconnu par la critique et récompensé des prix littéraires les plus prestigieux.
Le roman «
Rue des boutiques obscures » débute par ces deux phrases : "Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d'un café." le narrateur a tout oublié de son passé. Dix ans plus tôt, un accident mystérieux l'a rendu amnésique. Il exerce la profession de détective privé. Son patron, qui lui a permis de se procurer un nouvel état civil, part à la retraite. Il décide d'enquêter sur son passé à la recherche de sa propre identité.
Cette enquête va lui permettre de remonter les pistes ténues de son passé : des hommes se souviennent vaguement de lui et du groupe qu'il fréquentait il y a plusieurs années, on lui confie une photographie sur laquelle il peine à se reconnaître aux côtés d'une jeune femme d'origine russe, on lui souffle son prénom, celui de ses proches, il trouve son ancien numéro de téléphone au dos d'un cliché qui lui permet de retrouver l'adresse d'un appartement, il découvre son extrait d'acte de mariage au coeur d'un carnet vierge….
Des bribes de souvenirs lui reviennent parfois après des déclics, comme la vue de la fenêtre d'un appartement, une cage d'escalier, la photographie d'un ancien voisin qui avait la particularité d'arpenter les boulevards en costume blanc. Autant de matières brutes qu'il va lui falloir reconstituer : "Une impression m'a traversé, comme ces lambeaux de rêve fugitifs que vous essayez de saisir au réveil pour reconstituer le rêve entier."
A l'opposé de ces données si fragiles, il y a les éléments bruts de l'enquête, qui sont dans et hors du récit, puisque livrés bruts dans un chapitre, hors de la narration. C'est le cas des fiches de polices, des extraits du bottin, de sa correspondance avec son ancien patron.
J'ai été frappé par la proximité des univers romanesques de
Patrick Modiano et de
Georges Simenon. Pour ces deux auteurs, l'enquête n'est jamais qu'un prétexte, celui de parcourir Paris, le plus souvent à pied, ses quartiers mais aussi ses mondes. le narrateur de la «
Rue des boutiques obscures » va rencontrer des personnages du milieu de la nuit, des émigrés russes, un pianiste qui joue dans un bar, un critique gastronomique, etc. Il n'y a pas d'analyse sociologique des milieux traversés parlons plutôt d'empathie. le narrateur, à la différence d'un
Maigret plus massif, s'efface par sa timidité, ses doutes, ses incertitudes, sa mémoire défectueuse. Son interlocuteur se livre dans sa vérité d'homme et livre le peu de souvenirs ou d'éléments matériels qu'il lui reste.
Certaines scènes auraient pu être écrites par
Simenon, même si elles sont magnifiées par l'écriture épurée de
Modiano, notamment lorsque le détective se rend dans un café tenu par un patron flamand à la forte personnalité, établissement fréquenté par des mariniers belges, où la buée et la fumée des cigarettes rendent l'atmosphère floue.
Le narrateur est à la recherche d'un ‘'temps perdu'' qui est très court, puisqu'il s'agit des années noires de l'Occupation. Il reconstitue le fil de sa vie durant cette période tragique : l'angoisse des contrôles d'identité, les trafics de bijoux, les états civils usurpés, le chaos qui règne dans l‘entrée d'un hôtel d'une ville de province : Vichy, les personnages dangereux… Certains de ces éléments sont inspirés de la vie du père de l'auteur à cette époque. le narrateur se souvient qu'avec ses amis, ils firent le choix de se cacher à Megève, dans une pension, mais rompant leur volonté de discrétion, ils feront des rencontres qui leur seront fatales.
Ce roman est une quête de l'identité ou plutôt des identités puisqu'elles sont souvent multiples, falsifiées ; certains personnages ne seront jamais connus sous leur vrai nom et le détective prénommé Guy, s'appelle en fait Jimmy mais est tout le monde le nomme Pedro… Dans un passage, il oppose ces identités multiples à la seule vérité, celle du moi, qui cristallise les sensations, qui renoue avec le passé grâce à la mémoire retrouvée du passé .
Le récit s'achève - ou plutôt ne s'achève pas – sur une nouvelle piste, celle de l'identité originelle du narrateur. Il a connaissance d'une adresse : Via delle Botteghe Oscure, qui est le titre du roman, rue de la ville de Rome, nouveau monde, bel et bien « obscur », à parcourir. C'est une quête sans fin et pour paraphraser une citation du livre «
Un pedigree » (un titre qui parle à tous les lecteurs de
Simenon), le narrateur devra « s'efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s'efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d'état civil ».
Rue des boutiques obscures est une excellente introduction à l'univers «modianesque». L'écriture épurée est magnifique. Les thèmes principaux de l'auteur sont traités : la quête de l'identité, les années noires de l'occupation, Paris. le roman est remarquable. le lecteur y trouve un style, une construction et un univers qui appartiennent à la noblesse (et non Nobel-esse) de la littérature contemporaine, mais il manque peut-être une accroche ou une étincelle qui rende le roman passionnant. Pour terminer sur
Simenon, avec non pas une parenté, mais une différence, s'il ne maniait pas la langue avec une telle minutie qui confine au classicisme, il savait, lui, envoûter son lecteur.