- Tu les entends ?
Ce n'était pas une vraie question. Le tumulte faisait tout trembler autour de nous. Dolorès a glissé la tête hors de la tente, j'en ai fait autant, et nous avons vu la horde passer. Des chevaux partout, des chevaux fantômes rendus fous par la nuit d'automne, les étoiles scintillantes, le vent glacé qui nous gelait les mains. Dolorès m'a pris le bras pour m'attirer dehors, à l'abri des arbres, là où nous ne risquions pas d'être piétinées. J'ai pensé aux troupeaux de buffles qui parcouraient les mêmes plaines autrefois, au temps où les Sioux et les Crows pouvaient se frayer un chemin au milieu de la mêlée avec leurs chevaux, pour enfoncer leurs flèches dans l'encolure des bêtes.
Dolorès a poussé un long cri de joie, et je l'ai imitée. Mon cœur battait à éclater; nous étions au milieu de la horde. L'odeur des chevaux montait de la terre. Les chevaux avaient créé le vent, ils avaient créé la terre sous leurs pieds. Ils avaient pilonné la colline pour lui donner sa forme.
Dolorès a hurlé de tout son cœur, et moi avec, pendant que les chevaux défilaient à toute allure devant nous, le blanc des yeux visible à la lueur de la lune. Leurs pieds trouvaient des points d'appuis au milieu des cailloux de la pente. Allez, allez ! Oui ! Allez ! nous avons crié. Je me suis blottie contre un arbre et le flot s'est fendu en deux comme de l'eau arrêtée par un rocher.
Dolorès a étendu une main. j'ai mis une seconde à comprendre, et puis je l'ai imitée. Un cheval est passé et a rabattu ma main, puis un autre, et un autre encore. Parfois je touchais un flanc, parfois une tête baissée, une joue, une queue. Je gardais le bras souple pour qu'il suive librement les mouvements des bêtes, un peu comme un tourniquet. Les pensées les plus folles se bousculaient dans ma tête, mais avant que j'aie commencé à les démêler, les chevaux avaient déjà disparu en laissant comme un trou d'air derrière eux, suivi d'un nuage de poussière. Il nous a fallu quelques instants pour réagir, Dolorès et moi, et puis nous sommes tombées dans les bras l'une de l'autre. Nous sommes restées longtemps enlacées, et nous savions toutes les deux de quoi était faite notre étreinte. C'était la fin de quelque chose, et aussi le commencement.
J'ai senti que Dolorès se mettait à pleurer, et j'ai pleuré moi aussi, et nous avons trouvé ça drôle tout à coup, alors nous avons éclaté de rire. Je sentais ses côtes tressauter, et elle sentait les miennes. Nous avons fini par nous écarter l'une de l'autre, sans cesser de rire. Qui, à part nous, pourrait jamais se trouver au beau milieu d'une horde de chevaux sauvages ? Et jamais plus ça n'allait nous arriver. Dolorès s'est penchée pour me murmurer quelque chose à l'oreille.
- Speed est parti. C'est un cheval maintenant.
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