Il m'en aura fallu du temps pour me lancer dans l'oeuvre
De Montherlant! Ce dernier a longtemps eu pour moi, je crois, une image un peu faussée d'auteur inaccessible et un peu désuet.
Pour autant, il y a tout de même quelque temps que je lorgnais du côté de "
La Reine Morte" en me disant que quitte à rencontrer
Montherlant, autant le faire par l'entremise d'Inès de Castro.
C'est en effet l'argument de la pièce -grandiose drame en trois actes- qui m'a d'abord attiré chez l'auteur. le fait historique, authentique, dont il s'inspire avait tout pour attiser mes ardeurs et j'en ai conçu une durable fascination depuis ma lecture adolescente de "
La Reine Crucifiée" de
Gilbert Sinoué. Rien de plus fou, de plus inquiétant et de plus extrême que ce ténébreux prince du Portugal qui força, le jour de son couronnement, ses courtisans à s'incliner face au cadavre d'une épouse idolâtrée, assassinée quelques années plus tôt sur les ordres d'un roi qui voulait d'une autre belle-fille dont le sang coulerait bien bleu, plus bleu en tout cas que celui d'Ines qui éclaboussa sans doute les capes de ses meurtriers.
Quand on y pense, c'est assez surprenant que si peu d'auteurs -romanciers ou dramaturges- se soient emparés du sujet. Passé "Les Lusiades", il faudra attendre
Victor Hugo et ses dix-sept ans (!) pour que
la reine morte sorte de l'ombre. Un sujet pareil… Imaginez ce qu'aurait pu en faire un
Corneille, lui qui se passionnait pour l'irréconciliable conflit entre la passion et la raison… Ce qu'en aurait fait aussi et surtout un
William Shakespeare... Cet épilogue mortifère, glauque même, il en aurait fait de l'or, un sublime incendie.
Maurice Maeterlinck a dit: "Avoir écrit
La Reine Morte suffit à justifier une vie", peut-être est-ce excessif, mais je me dis que l'avoir écrit excuse et efface les siècles de silence. En effet, si j'ai longtemps regretté que la fiction ne se soit pas davantage emparée de la passion tragique de Pedro et d'Inès, je dois confesser que ces regrets ont fini par fondre comme neige au soleil à la lecture de "
La Reine Morte": les personnages, en définitive, pouvaient bien attendre
Montherlant et 1942 pour revenir brûler les planches, parce que cette pièce est un somptueux écrin, un chef d'oeuvre qui les rend éternels et incroyablement vivants, humains.
Montherlant a donc su s'emparer de cette histoire avec brio, brillance. Au delà du plaisir que j'ai ressenti à l'idée de l'intrigue, j'ai été happée par sa langue que j'ai trouvé sublime: sobre, sans impuretés ni volutes inutiles mais profonde, travaillée, ciselée. Elle n'a pas été sans me rappeler les accents, la poésie un peu sombre et avec eux les angoisses et les obsessions d'un
Shakespeare. A chaque scène, à chaque page, j'aurai voulu souligner une réplique, une phrase tant les mots sonnent justes et beaux, tant ils ont du sens, de la profondeur. Et une beauté confondante. Ce texte, il est beau à pleurer et à trembler.
Sous la plume du dramaturge, cette tragédie -fable d'amour et de mort, de pouvoir et de mensonges- d'un autre temps et d'un pays presque lointain devient intemporelle, universelle même. L'amour et l'intérêt personnel se cognent contre la raison d'état, le pouvoir et la corruption, entament un combat perdu d'avance qui les laisse exsangues. Au pays du roi Ferrante, les jeunes, les amoureux sont des naïfs, des rêveurs que le temps et la réalité finiront par corrompre ou piétiner tandis que les vieux ne se font plus d'illusions et nimbent leurs actes de leur désenchantement. C'est beau quoique désespéré et immensément pessimiste.
A cet égard, le personnage le plus réussi de la pièce n'est ni Pedro -"le veuf, le ténébreux, l'inconsolé"-, ni Inès, si douce, si émouvante. Ce n'est pas non plus l'Infante de Navarre, pourtant si grande, si singulière. Non.
C'est Ferrante, le roi, pour qui on ne peut s'empêcher d'éprouver de la compassion malgré la cruauté dont il fait preuve, malgré ses atermoiements et son hypocrisie, malgré enfin le dédain et la haine même que lui inspire son fils. On le prend en pitié, on s'y attache parce que lui sait.
Il sait la vanité du monde et ses mirages. Il sait que ce n'est qu'un
théâtre où chacun avance masqué, que tout file et se corrompt, que rien ne demeure que l'amour le plus pur qu'un rien peut tuer, que le pouvoir est un nectar autant qu'un poison, qu'on se lasse de tout et qu'il vaut mieux souffrir de lassitude que mourir de vouloir vivre heureux.
Histoire d'amour tragique sublimée par la langue
De Montherlant, "
La Reine Morte" est aussi une pièce de
théâtre magnifique sur l'absurdité de la condition humaine, sur les conflits de générations jaillis de la cruauté du temps qui passe.
J'espère tant pouvoir la voir sur scène un jour...
Quand on sait qu'elle fut créée en décembre 1942 à la
Comédie Française, alors que le bruit des bottes résonnait sur le pavé parisien, ça laisse songeur quand même...