Brought to light

Ce tome est paru en 1989 et il comprend 2 histoires distinctes : (1) "The La Penca bombing" (32 pages) écrit par Joyce Brabner et dessiné par Thomas Yeates, et (2) "Shadowplay - the secret team" (30 pages) écrit par Alan Moore et dessiné par Bill Sienkiewicz.

En milieu de volume se trouvent également 2 pages sarcastiques de Paul Mavrides et une carte s'étalant sur une double page recensant 30 ans d'interventionnisme de la CIA sur la base d'opérations telles que des assassinats, du trafic de drogues, de la torture, du racket, des dessous de table, du terrorisme, etc.

The La Penca bombing - Joyce Brabner transforme en scénario le témoignage de 2 journalistes qui étaient au Nicaragua au moment des faits. Pour comprendre de quoi il est question, il retourner en 1984. Les États-Unis soutiennent officieusement des mercenaires basés au Costa-Rica et au Honduras pour renverser le régime du Nicaragua. En 1984, le chef des rebelles installés au Costa Rica (Edén Pastora) décide d'organiser une conférence dans un trou paumé pour évoquer le rôle de la CIA dans le financement, l'armement et la formation des rebelles (appelés Contras). Une bombe explose dans la cabane qui sert de lieu de conférence de presse et 5 journalistes américains sont tués.

Joyce Brabner raconte les faits sous la forme d'un documentaire mettant en scène des journalistes et le poseur de bombes présumé. L'exercice est compliqué : les intervenants sont nombreux, les enjeux sont complexes et les faits ne sont pas tous avérés. le lecteur doit donc se concentrer pour absorber toutes les informations et comprendre leurs implications. Au départ, le choix de la bande dessinée comme forme d'expression semble inapproprié. 25 ans plus tard, on ne peut que supposer que Thomas Yeates s'est appliqué pour capturer une ressemblance dans les visages, mais cela n'a plus beaucoup d'importance. Et puis peu à peu, de voir les journalistes échanger des informations et des suppositions, de voir les contras au travers des contacts qu'ils établissent avec les reporters, de voir la matérialité des agissements du poseur de bombes confère une réalité palpable et prosaïque à des faits difficiles à accepter. La mise en image permet de concevoir ce qui semble trop énorme.

Si cette histoire ne se lit pas comme une aventure ou comme un roman, la découverte des éléments assemblés par le Christic Institue (une association fondée par 2 hommes de loi pour lutter contre les abus de pouvoir des organisations gouvernementales américaines) donne envie d'en savoir de plus, de s'interroger sur la réalité des faits et sur la suite de l'action en justice intentée par le Christic Institute.

Shadowplay - the secret team - Un individu débarque sur l'île de Manhattan pour se rendre dans un bar. Les fêtards sur le quai lui évoquent des parrains mafieux, des généraux dictateurs sud américains et d'anciens tortionnaires nazis. Dans le bar, il est invité par un homme à tête d'aigle (une allégorie de l'impérialisme militaire des États-Unis) qui lui vante les agissements d'une compagnie (la CIA) depuis ses origines (sous la forme de l'OSS) jusqu'à l'intervention de la CIA aux Philippines en 1986.

La liste est longue et elle revisite plus de 30 ans d'histoire contemporaine : Tchang Kaï-chek et l'utilisation du Laos comme base d'opération, la lutte officieuse contre le communisme en Italie, l'arrivée du Shah en Iran, les relations difficiles avec Cuba, Fidel Castro et Che Guevara, l'implantation d'une usine Pepsi au Laos comme couverture d'un trafic d'opium, l'élection d'Allende au Chili, le recours à des entreprises privées comme sous-traitants de la CIA (avec des ex-employés de la CIA licenciés pour cause de réduction d'effectif), Ronald Reagan et l'Iran, l'évolution de la situation politique au Nicaragua depuis les années 1930, la libération des otages en Iran contre une vente d'armes avec des profits servant à financer les Contras, etc.

Alan Moore utilise les informations provenant du Christic Institue pour dresser un portrait peu flatteur de la CIA, aussi agressive que prête à utiliser tous les moyens possibles pour arriver à ses fins, aussi matoise qu'inefficace. le texte est assez indigeste car il met en avant des années de politique extérieure américaine, au milieu d'une situation géopolitique que le lecteur est censé connaître, avec un nombre d'intervenants élevé et des liens complexes. Heureusement, la personnification de l'agressivité américaine apporte une émotion, un cynisme et un second degré bienvenus. Et puis il y a les illustrations monstrueuses de Bill Sienkiewicz. Son portrait de cet individu à tête d'aigle est aussi expressif qu'exagéré, caricatural et drôle.

Chaque illustration (cartographie, photographie de président, représentation de conflit, d'armes, de drogues) est passée à la moulinette d'une vision déformante exagérant chaque élément, le déformant pour expressivité maximale, utilisant tous les styles graphiques possibles pour avoir l'impact visuel le plus fort. Et contrairement à toute attente, le résultat n'est ni éprouvant, ni expérimental. Les illustrations magnifient le texte tout en l'explicitant et en rendant palpables les sensations correspondantes.

À partir d'une idée aussi complexe que conceptuelle (rendre palpable l'agressivité criminelle de la CIA), Moore et Sienkiewicz créent une bande dessinée haletante dans laquelle la fin justifie les moyens (aussi bien pour la CIA que pour les auteurs dont l'objectif justifie le recours à des techniques narratives complexes et sophistiquées). Cette partie laisse imaginer ce qu'aurait pu devenir "Big numbers", le comics inachevé de Moore et Sienkiewicz.