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Critique de LeCombatOculaire


A.MOORE MA TUER

Deux semaines pour venir à bout de 1265 pages, un putain de pavé dans la mare si tu veux mon avis, une bombe explosive, le Destructeur de la rentrée littéraire 2017 qui élimine directement tous les autres livres sur son passage, un Livre-Univers légendaire qui va vous faire douter d'avoir jamais lu un livre aussi complet, abouti et puissant. Et si Alan Moore n'était pas déjà une figure emblématique du monde de l'Art et des Lettres, sa réputation viendrait s'assoir ici, royale comme un Bâtisseur, dérangeante comme un Démon à trois têtes et un corps de dragon. Mesdames et messieurs, soyez avertis, il va falloir leur donner des prix et des médailles, à l'auteur, au traducteur et à la maison d'édition, merci bonsoir.

Avant de vous jeter à corps et âme perdus dans ce roman-labyrinthe-ville, il peut être prudent de savoir où vous mettez les pieds, et je vous invite à visionner la série de huit vidéos produites par Arte, s'intitulant Dans la tête d'Alan Moore. C'est court, instructif et ça vous donnera une idée du personnage au cas où vous étiez passés à côté sans trop faire attention (nb : c'est le personnage au masque de Guy Fawkes dans sa BD V pour Vendetta qui a inspiré le mouvement Anonymous) D'ailleurs, vous remarquerez peut-être la ressemblance troublante entre un de ses personnages principaux, Alma Warren, et lui-même, tous deux honorant leur statut d'artiste, de fou, de sorcier.e et de contestataire au caractère un peu rustre mais tout à fait magnétique.

Au risque de vous avoir déjà perdus dès le début, l'histoire ne se déroule pas à Jérusalem, mais bien dans le quartier des Boroughs, à Northampton, Angleterre. Néanmoins vous verrez plus tard qu'il existe bien un lien, ténu et subtil, mais parfaitement logique. Bref, c'est avant tout l'histoire du nombril de l'Angleterre, son centre parfait, où trône la croix et vers où convergent toutes les boulettes de poussière et de crasse collante. L'histoire d'un quartier à travers le temps long de l'Histoire avec une grande H qui finit englouti dans le trou noir d'une cheminée-vortex.

A travers les différentes époques se suivent des générations entières de pauvres, d'opprimés, d'esclaves, de malades, de fous, d'artistes, de rois, de révolutionnaires et de petites gens, d'hommes religieux et de femmes hystériques. Je devrais peut-être vous avertir maintenant que c'est aussi déroutant et véritablement violent mais aussi d'une précision impeccable et d'un regard lucide. Mais surtout, ce qui nous intéresse ici, c'est cette famille étrange, les Vernall, constituée principalement d'illuminés, de zinzins et de siphonnés, qui voient partout des Anges dans les Angles, qui parlent de géométrie et de géographie, de trous et de cheminées, d'Enquête et de l'En-Haut.

Parce que oui, il y a bien un En-Haut, un monde parallèle, une sorte de paradis-enfer digne de Dante ou de Blake, une superposition dans la réalité, dans l'univers visible, où règnent les Angles et les fruits-fées, les démons enfermés dans les dalles et puis aussi les fantômes, même ceux qui se font exploser pour s'en aller trouver des vierges (mais là encore on est pas trop sûrs, déso pas déso comme on dit.)

Donc voilà, et déjà les morts vivent en fait aussi un peu parmi vous (ce qui n'est pas sans rappeler Ainsi vivent les morts de Will Self, que je vous conseille aussi) surtout s'ils ont fait pas mal de conneries en fait, mais aussi parfois juste pour vous faire peur et embêter les gens qui sont en train de rêver, mais surtout il y a aussi un Troisième Borough et on se demande bien en quoi consiste cet étage suprême, cette dernière étape de vie-mort. Et pour satisfaire un peu votre curiosité de lecteur et éprouver un peu votre foi, il y a bien ces deux personnages qui essayent de tracer la carte et le territoire du temps dans cet espace étrange et d'aller voir où l'horizon se jette enfin dans le néant.

A partir de là, si vous croyiez avoir tout vu et tout entendu, si vous pensiez encore que l'esprit bizarre d'Alan Moore ne pouvait plus vous surprendre davantage et si vous croyiez que la famille d'Alma était déjà l'apogée de la folie, attendez un peu de voir ce que vous réserve l'auteur dans le chapitre consacré à la fille de James Joyce (voire Ulysse, Finnegans Wake), Lucia, enfermée dans un asile psychiatrique. Là encore, on voit que les nerfs de Claro - qui est aussi, je le rappelle, un super écrivain en plus d'être un traducteur en or - ont été mis à rude épreuve pendant la traduction, et c'est peu dire qu'il a fait preuve d'autant d'excellence que l'auteur pour rendre un langage malmené mais également sublimé, cette langdézange déjà apparue un peu plus tôt dans l'En-Haut, qui se plie et déplie à l'infini afin de pouvoir saisir l'essence de toute chose même réduite à son point le plus petit.

Et pour finir par décidément enfermer le lecteur dans la folie labyrinthique, le bloquer en plein milieu de l'échelle de Jacob, lui faire perdre la boule à zéro, le plonger dans un coma-rêve où même la réalité n'existe plus telle qu'on la connaît, de même qu'il fait disparaître pour de bon tout le concept de libre arbitre, Alan Moore tire un dernier coup magistral avec sa canne de billard pile derrière la nuque, le coup du lapin, qui n'ira plus jamais se réfugier dans son Burrow.

Voilà, sans en dire plus, au cas où vous auriez déjà décroché, j'aimerais souligner encore une fois le fait que nous assistons ici à un chef-d'oeuvre, un roman qui conjugue à la fois le côté saga familiale dans un monde sombre et décevant dans un style qui rejoint presque celui d'un Hugo ou d'un Zola ou encore d'un Dickens, avec la folie mystique d'un Blake, le côté Exégétique de Philip K. Dick, le cynique et l'intelligence et le côté Infinie Comédie d'un David Foster Wallace, tout en dépassant tout cela et en retournant la littérature dans tous les sens, en allant même jusqu'à parodier le Club des Cinq.

Alan Moore a su parfaitement plier le temps, l'espace, la religion, le concept de vie et de mort, de paradis et d'enfer, en usant de références tellement nombreuses qu'il serait délicat de n'en citer qu'une, en même temps qu'il dépeint intelligemment et d'une façon complètement structurée et presque visuelle (pour peur que vous ayez le sens de l'orientation) tout un quartier dans ses différentes époques, et qu'il fait preuve d'un regard critique mais dénué de jugement. Les personnages se croisent et s'entrecroisent et sont dépeints au millimètre près de leur intimité, de leurs rêves, leurs tourments, leurs troubles, leurs maladies mentales, leurs questionnements, leurs appréhensions, leur façon de vivre, et c'est peu dire qu'on finit par avoir l'impression de faire partie du même tableau (et d'ailleurs, le chapitre de fin sur l'exposition est assez haute en couleur). On apprend également à la toute fin que ce roman s'appuie notamment sur des personnages ayant vraiment existé et plus précisément sur son frère et ses expériences de mort imminentes, ceci expliquant cela. On a vraiment l'impression d'avoir déjoué les lois de la physique, d'avoir fait un voyage impressionnant aux confins de quelque chose qui nous dépasse autant que le monde lui-même, dans un livre où tout est question d'angle, de point de vue, de perspective.

Bref, si vous ne deviez lire qu'un livre dans votre vie, celui-ci vous procurerait un bon tour d'horizon de ce qui se fait de mieux dans la littérature, et si vous ne deviez écrire qu'un livre, je vous conseille de ne surtout pas lire ce livre, au risque de n'avoir décidément plus rien à dire qui vaille la peine. Mais bon, ça serait passer à côté d'un monument aussi gros que le temple de Jérusalem. En plus de ça, c'est un livre où rien n'est laissé au hasard, où chaque détail finit par avoir son importance et où tout se rejoint inexorablement, à tel point qu'on aurait presque envie de revenir au début une fois parvenu à la fin pour pouvoir relire chaque phrase en conscience de ce qui va se passer ensuite. Il y aurait peut-être encore de quoi écrire tout un roman autour de ce roman, mais j'ai comme l'impression que tout y est déjà dit et qu'en faire plus serait redondant. Alors, juste, voilà, merci. C'était intense. Je m'en vais maintenant trouver quelque autre publication d'Alan Moore histoire de faire durer le plaisir, il paraît qu'avant ça il y avait aussi La voix du feu (enfin quand j'aurais terminé de lire le tome 2 de l'Exégèse de P.K.D, donc on n'en est pas encore là, en plus je ne sais pas si je vous ai dit mais Stone Junction de Jim Dodge est de nouveau édité chez Super 8 éditions - puisqu'on parle de chef d'oeuvre - alors si vous ne l'avez pas lu, vous savez ce qu'il vous reste à faire, après avoir dévoré jérusalem).

(voir la critique intégrale sur le blog)
Lien : http://lecombatoculaire.blog..
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