Je suis un vieux con. le steampunk, c'est tout de suite devenu n'importe quoi, avec des magiciens, des extraterrestres, des uchronies improbables, des
histoires toutes décousues, pardon, des hommages aux romans-feuilletons, alors que le coeur de sa définition est avant tout un questionnement sur comment le futur de l'Humanité (et surtout la technologie) auraient pu évoluer avec la Révolution industrielle. Cette première intégrale de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires fait à peu près tout ça et je grogne des tréfonds de ma chambre. Oui, sauf que c'est fait par
Alan Moore. Mais dans ce cas, c'est génial !
Impression générale
Et du steampunk punk, vous allez en avoir : action, humour, voyage, hommages multiples et même violence débridée, l'auteur ne fait une fois de plus pas dans la dentelle. Et crée un univers aux antipodes du réalisme de Watchmen, précédemment chroniqué sur ce blog : ici, on navigue allègrement dans toutes les branches des réécritures du passé (uchronie, uchronie de fiction, rétrofuturisme,
Histoire secrète), le tout avec un peu de science-fiction à l'état pur, des super-héros, et une bonne dose de weird dans les
histoires en annexe. Pourtant, la force de l'auteur est d'avoir réussi malgré tout à en faire quelque chose de cohérent : en effet, si les personnages de différentes fictions se croisent sans problèmes entre eux, Moore n'hésite pas à leur donner des destinées voire des aspirations toutes autres que celles auxquelles les destinaient leurs auteurs. Une sorte de dialogue se crée alors entre les oeuvres des morts et celles des vivants, les seconds n'hésitant pas à flatter les premiers, mais également les tourner en dérision, à l'image par exemple des nombreux jeux parodiques entre deux
histoires ou du style du narrateur reprenant tous les poncifs réactionnaires et putaclics du scribouill… du gratte-plumes moyen du XIXe siècle.
Tout au long du volume, notre scénariste fait preuve de l'érudition qui le caractérise sans (ou presque jamais, comme on va le voir) paraître confus ou pompeux : littérature anglaise du XIXe siècle, pulps du début du XXe siècle, contes et légendes traditionnels, et même un certain écrivain sudaméricain qu'on apprécie beaucoup sur le blog, tout y passe. Pourtant, là où un écrivain normal se contenterait d'un tel patchwork de personnages et de les laisser tels qu'ils ont été créés par leurs auteurs respectifs, Moore n'oublie pas qu'une histoire a besoin qu'ils aient une psychologie non-figée.
Ainsi donc, nous nous retrouvons avec un Empire britannique surpuissant grâce à sa production industrielle, mais si tentaculaire qu'il a besoin de récupérer des anciens criminels et autres personnes au passé louche pour en faire ses chiens de garde (un peu comme notre Vidocq national). Mr Bond (!), ventripotent aristocrate sans scrupules, embauche donc :
- Allan Quatermain, ancien aventurier colonial, fier explorateur mais aussi complice militaire des crimes commis à l'étranger, et surtout qui n'est plus que l'ombre de lui-même, obsédé par l'opium et d'autres drogues exotiques ;
- le capitaine Nemo, visiblement pas le premier du nom, mais qui dirige un Nautilus de toute beauté (ce comic a ainsi contribué à une certaine mouvance au sein du steampunk convoquant l'Art Nouveau, et on verra qu'il possède même quelques éléments de silkpunk avant l'heure). Il est quant à lui un sikh, ancien héros de la résistance contre la colonisation, mais tout aussi paternaliste et cynique que ceux qu'il combat ;
- Dr Jekyll et Mister Hyde, dont l'état a bien empiré : Jekyll est tourmenté par tous les actes que son alter ego a commis, quand Mister Hyde s'avère une sorte de mélange entre King Kong et Hulk (avec une violence beaucoup plus hardcore, d'où un certain humour noir… et quelque chose de beaucoup plus inquiétant) ;
- Hawley Griffin, alias
l'Homme invisible, un personnage chaotique mauvais par excellence ! N'hésitant pas au tabassage, au meurtre, à la trahison, voire à des actes sexuels pas vraiment consentis, le plus souvent pour satisfaire uniquement ses pulsions personnelles, il n'a qu'une qualité : il s'habille bien… quand il le fait. Cet électron libre du groupe est aussi bien susceptible d'être un allié qu'un ennemi mortel, venant régulièrement redistribuer les cartes au sein du récit ;
- et enfin, celle qui garde le mieux la tête sur les épaules, un personnage inventé par l'auteur, Wilhelmina Murray, une jeune lady émancipée à la mystérieuse écharpe, qui possède sans doute le meilleur sens de l'initiative, le meilleur esprit de groupe, mais aussi un caractère aristocratique bien marqué (décidément, les anglaises me font de l'effet depuis que je lis Undertaker…). C'est elle qui va aider tout ce beau monde à tenir ensemble, et pour plusieurs d'entre ces messieurs retrouver leur part d'humanité perdue.
Autant vous dire qu'avec cette galerie de personnages riches, complexes et diversifiés, mais aussi violents, tourmentés ou sans scrupules, on est très loin des superslips jouant au beach-volley entre deux explosions de bases de savants fous (qui, miraculeusement, auront réussi à survivre grâce à un arbuste providentiel ou un téléporteur martien) : on est, à l'image de Watchmen ou The Dark Knight Rises, dans l'équivalent de la dark fantasy pour le « genre » super-héroïque. Autant vous dire que les trigger warning vont pleuvoir comme des pommes sur la tête d'
Isaac Newton : viol, sexisme, démembrements, infanticides, massacres, humiliations intimes et parodies de Winnie l'Ourson, les âmes sensibles vont encore s'abstenir et équiper leurs maisons en croix et en gousses d'ail. Si la violence n'est généralement pas plus élevée que pour un bon vieil Indiana Jones, certaines scènes sont nettement plus sordides et amènent ainsi
Alan Moore à dépasser le simple divertissement pour nous livrer sa vision du monde.
En effet, si par rapport à Watchmen l'aspect politique est en retrait, il n'en est pas moins présent : les chefs de l'Empire britannique sont tous cyniques et misanthropes, obsédés par l'idée de conquérir toujours davantage de pouvoir. La population, souvent résumée aux banlieusards et aux cours des miracles, n'est le plus souvent que de la chair à canon. Mais comme on est dans quelque chose de plus subtil qu'un simple tract de mao-spontexs, il n'est pas impossible non plus de prendre en pitié un policier ou un militaire : ces gens-là sont eux aussi broyés dans les luttes intestines d'un État destructeur. Les super-héros, qu'ils soient extraordinaires par leur combattivité, leurs super-pouvoirs ou leurs atouts technologiques, se voient dépassés par leurs responsabilités et deviennent ainsi des super-antihéros, voire dans le cas de Griffin des superméchants. C'est encore une fois la personne la plus proche de l'homme du commun, ici la seule héroïne n'ayant rien de super, qui distingue le plus aisément les nuances de bien et de mal (ou plutôt de gris clair et de gris foncé), et amène ainsi les autres personnages à s'améliorer ou devenir plus heureux.
Pour finir, un petit bémol, tout de même : le dessin aux traits de serpe de Kevin O'Neill, s'il est parfait pour les scènes de grand-guignol, et beaucoup moins agréable pour les passages d'émerveillement face au gigantisme steampunk / SF pulp. le pire restant les scènes de sexe où les ombres du visage font penser à des rides ou des balafres…
Les récits
Volume 1
Début de l'aventure pour nos antihéros. Il s'agit d'infiltrer un quartier chinois
où des plans inquiétants se trament, incluant une certain minerai nommé cavorite…
Un tome oscillant entre le très bon et l'excellent, avec ses multiples twists et retournements de situation. Les pastiches, les références, les dialogues, je bois ça comme du petit lait !
Allan par-delà le voile
Une novelette suivant la première aventure, spin-off retraçant les origines du personnage d'Allan. Alors qu'il vient de terminer sa carrière de héros colonial, notre gonze se dirige vers un manoir pour recevoir sa dose de taduki (non, pas la feuille qui transforme en chat, une autre). Il va y découvrir des mondes étranges et souvent terribles, avec un fort parfum lovecraftien.
Je suis partagé face à ce que je considère comme un assez bon texte, mais loin d'être à la hauteur du reste : le style, malgré ses multiples imitations des défauts des feuilletonistes d'antan (longues tergiversations sur le physique des personnages féminins, récaps qui se veulent ni-vus-ni-connus), parvient grâce à son vocabulaire riche et précis mais sans pompe inutile à se faire poétique et envoûtant ; mais on peine d'abord à savoir où se dirige l'
histoire, sans compter que les autres personnages qu'Allan, pourtant parfois intéressants, ne restent qu'ébauchés. La fin, malgré tout, parvient à recréer l'angoisse lancinante du Maître de
Providence, montrant à quel point notre monde est fragile et éphémère…
Volume 2
C'est
la guerre des mondes ! Il s'agit cette fois-ci d'aider l'armée à repousser les inquiétants tripodes voulant envahir la Terre. le premier épisode se déroulant sur Mars est une fresque grandiose, montrant toute la beauté des
imaginaires qui se sont développés autour de cette planète. le deuxième, avec sa seconde partie en huis clos, permet d'approfondir les personnages. Mais par la suite, l'intérêt s'étiole un peu, sachant que la plupart des rebondissements seront vite élucidés par qui connaît un peu
H. G. Wells… jusqu'à un twist final qui ne manque pas de surprendre.
L'Almanach du Globe-Trotter
Cette fois, l'appendice romanesque est un faux guide touristique pour superhéros regroupant toutes les bizarreries plus ou moins légendaires du monde entier, explorées au fil des siècles par les différentes Ligues de Gentlemen Extraordinaires. Malheureusement, le tout forme une liste à la
Prévert qui n'a de cesse de renvoyer plus haut ou plus bas dans le texte… Ce qui n'en fait pas un ovni littéraire inintéressant, mais quelque chose que, chose qui ne se produit quasiment jamais chez moi, j'ai renoncé à lire jusqu'au bout.
Conclusion
Eh bien c'est globalement très positif : cet hommage à toute la littérature de l'époque couverte par le genre steampunk (fin XIXe, début XXe) réussit à tenir debout par la grande connaissance du scénariste de son sujet, mais aussi et surtout sa capacité à écrire des personnages travaillés et un propos subtil. Je lirai avec plaisir l'intégrale 2 le jour où je l'aurai dénichée. du reste, si vous cherchez des aventures rocambolesques oscillant entre humour caustique et sérieux dramatique, vous savez désormais où en trouver. Et puis bon, c'est pour votre culture…
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