Cela se passait en Nouvelle-Écosse, le 14 juin 1978. Slaney allait avoir vingt-cinq ans le lendemain.
Le souvenir de son évasion, ces instants d’intensité lumineuse, allait l’accompagner tout le reste de sa vie. Il se reverrait sur cet escarpement, sous le feu du rayon oscillant, imaginant la tache orange de son dos telle qu’auraient pu la voir les gardiens dans le mirador s’ils avaient regardé
de son côté.
Demande la clé au bar, lui avait dit Harold. Et salue pour moi ma demi-sœur, Sue Ellen.
Le bar de danseuses bordait la grand-route, sans autre compagnie qu’un bungalow situé en retrait. Il y avait eu une station-service autrefois mais on avait démonté les pompes et la vitrine crasseuse était trouée par un impact de balle. Un petit soleil argenté de la taille d’une pièce de vingt-cinq cents au cœur d’un réseau de fissures concentriques qui s’étalaient jusqu’au châssis à la peinture écaillée.
Les voitures de flics les avaient probablement dépassés et la femme savait assurément qu’ils recherchaient quelqu’un. Elle souffla un nuage de fumée qu’il vit monter paresseusement. Elle posa un doigt sur le bouton verrouillant sa portière. Les deux automobilistes restèrent un moment à le regarder, même si Slaney ne pouvait voir le conducteur, puis la voiture démarra en trombe en projetant des graviers qui lui cinglèrent les cuisses.
Ses jurons étaient une incantation contre l’excès d’humilité, et ses prières, une supplique à la Vierge Marie pour qu’elle éloigne les moustiques.
Il cherchait par ses prières à conjurer la terreur qu’il éprouvait et une honte qui n’avait rien à voir avec le crime qu’il avait commis ni avec le fait de se retrouver au bord de la route, sous le clair de lune, couvert de boue et à la merci d’un ex-taulard au volant d’un camion.
C’était une honte capricieuse et sans fondement. Peut-être celle de quelqu’un d’autre qui lui tombait dessus comme un orage. Ou une honte n’appartenant à personne qui heurtait quiconque croisait sa route.
Leur plus grave erreur, à Hearn et à lui, quand ils avaient fait leur premier coup, c’était d’avoir sous-estimé les pêcheurs de Capelin Cove, à Terre-Neuve. Les pêcheurs connaissaient l’existence des caches que les gars avaient creusées pour y planquer l’herbe. Ils les avaient vus avec leurs cheveux longs, leurs pelles et leurs pioches débarquer de la ville et planter leurs tentes en plein champ. Ils les avaient observés sur la plage toute la journée, les avaient entendus la nuit jouer de la guitare autour d’un feu. Les pêcheurs avaient prévenu les flics.
Il ne savait pas trop s’il pleurait ou s’il ruisselait de sueur.
Un codétenu nommé Harold lui avait procuré une planque. Une chambre au-dessus d’un bar, à quelques heures de route du pénitencier, si Slaney parvenait à se rendre jusque-là.
Planté sur la route, Slaney sentit l’immobilité du clair de lune l’envelopper. La soirée lui revint brutalement à l’esprit et il se mit à courir comme un dératé parce qu’il trouvait risqué de rester sur place.
Puis il trouva risqué de ne pas rester sur place.
Il valait mieux ne pas bouger pour tendre l’oreille, pensa-t-il. Il mobilisa toute son attention. Il savait que les voitures de patrouille étaient à ses trousses et qu’il y aurait des chiens. Il se résigna à attendre parce qu’il ne pouvait rien faire d’autre.
Couché sur le dos, le cœur battant, il avait regardé les étoiles. Jamais il ne s’était retrouvé aussi loin du pénitencier de Springhill depuis que les portes de l’établissement s’étaient refermées sur lui quatre ans plus tôt. C’était encore trop proche.