AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de gregorydarosa


La Crécerelle, on en a peur. On la connaît sans la connaître. On la traque, on veut la tuer. Mais c'est elle, et elle seule, qui tue. Sa réputation n'est pas volée, même si elle se mêle parfois à des croyances ou des rumeurs exagérées. La Crécerelle, qu'est-ce donc ? Un démon vengeur ? Une divinité colérique ? Un monstre de l'Outre-Monde ? Plongez dans le roman de Patrick Moran pour le découvrir.

Ce qui frappe d'emblée, c'est la noirceur, la violence crue mais jamais vulgaire, la mort dans tout ce qu'elle a de vide, le cadavre qui n'est autre qu'une viande sans âme. Aucun spiritualisme dans un monde qui, pourtant, en paraît gorgé. Dans le monde de la Crécerelle, de cette femme magicienne qui tue pour des raisons qu'on ignore, les gens croient mais ne savent pas. Elle, elle sait mais ne croit pas. Elle tue parce qu'une étrange entité, oeil turgescent muni de vrilles et de tentacules venu de l'Outre-Monde, lui ordonne de tuer. Elle ne peut faire autrement ; son pacte de jadis le lui oblige. Là où d'aucuns, plus crédules qu'elle, auraient pu vénérer la chose qui l'asservit, La Crécerelle, elle, la combat à sa manière et cherche à s'en défaire, quête désespérée dans un univers dirigé, ou du moins cerclé, par la fatalité. Mais elle ne lutte pas contre l'oeil pour sauver les futures vies qu'il lui demandera de prendre sans logique. Non, elle lutte pour se retrouver elle-même, seule avec son soi, avec son libre arbitre. Si tant est qu'il y en ait un. C'est une quête individuelle, presque individualiste, et il n'y a pas, au fond de la Crécerelle, l'idée de « bien commun », seulement celle d'un « mieux personnel ».
Au début, en tout cas.
Car la Crécerelle, à force de pérégrinations semant mort et chaos, rencontrera une femme : Mémoire. Et l'on ne pourra alors s'empêcher de se dire que le nom de cette dernière n'aurait pu être mieux choisi. La Crécerelle, voilà des années qu'elle vit ligotée à son démon, et cette femme viendra lui rappeler cette part d'humanité qu'elle ne connaît plus, qu'elle a… oublié.

Il y a une bipolarité constante dans le roman. Non pas celle, manichéenne, du bien contre le mal mais celle, plus difficilement saisissable, entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, de la globalité contre l'individualité, de l'ignorance face au savoir, de l'ordre et du chaos (tous deux complètement revus par l'auteur).

L'infiniment grand et l'infiniment petit, d'abord. Très petit comme la Crécerelle (d'ailleurs son nom en donne une idée) qui se débat dans un monde gigantesque, du moins pour elle. Elle vient du Sud, mais vit dans le Nord. Un nord où l'on parle du désert de Yobanda, de Malahar, des marécages des Ceilhan, des villes tentaculaires de Shaz-Narim et son gouffre improbable, de Zommar et sa statue étrange. Mais plus au nord, encore, il y a le Decemvirat. Tout est grand pour elle. Elle n'y est qu'un grain de poussière. Pourtant ce monde, on le nomme la Perle. Et une perle, c'est frêle, c'est cassable. Elle aussi, elle est minuscule, prisonnière de cette masse noire qu'est l'Outre-Monde, l'au-dehors qui voudrait fêler sa paroi pour s'y engouffrer, la subsumer, comme le dit Patrick Moran, empruntant (à dessein, je n'en doute pas) un terme de la philosophie de Kant. Car ici-bas, c'est la métaphysique qui dirige. La magie est mathématique, physique. Elle est probabilité et statistique. Elle n'en demeure pas moins mystérieuse et insaisissable.

On retrouve également cette dualité d'infiniment grand et d'infiniment petit chez deux antagonistes : l'Oeil et Mémoire. Là où l'Oeil est puissant, broie telle une machine sans âme, est capable de prendre des proportions énormes (parfois la taille d'un mur, parfois d'une pièce) et est, aussi et surtout, prévisible, Mémoire, elle, est fragile, sans don magique ou aptitude aux armes, fait preuve d'humanité et occasionne bien des surprises. Pourtant, ces deux-là sont tous deux liés (indirectement, certes) par une seule et même personne : la Crécerelle, qui se fera le pont entre ces deux contradictions, comme elle se fera le pont entre la Perle et l'Outre-Monde, entre le chaos et l'ordre.
Et, justement, il y a l'autre dualité : celle de l'ordre et du chaos. Et celle-là surprend. Pour que je puisse vous dire en quoi, il me faut d'abord expliquer autre chose… en "divulgâchant" un peu, c'est vrai. D'ailleurs, si vous souhaitez passer ce paragraphe, je vous en prie, faites !



Ainsi, en toute fin, je ne peux m'empêcher de parler de la construction du roman que Patrick Moran, par le biais de divers parties et chapitres, construit grâce à plusieurs « spires ». Des spires larges au début, comme exagérément distendues dans leur matrice uniforme, vide, puis qui se resserrent vers la fin dans un jeu complexe de superposition, de synergie, de chaos. C'est bel et bien l'inverse de la subsumption qui s'opère. Cette spirale, et j'utilise ce terme à dessein, n'est autre que l'ADN du roman qui s'enroule sous nos yeux, qui se crée, agence ses données. C'est l'identité de la Crécerelle qu'on découvrira en même temps qu'elle se découvrira elle-même. Mais pour cela, il lui faudra observer en-dedans, au-dehors et sur les côtés et sa vision sera parfois, peut-être, biaisée par un Oeil qui observe sans comprendre. Apprendra-t-elle ? Comprendra-t-elle ? Se connaîtra-t-elle ? Et si oui, alors il lui faudra garder tout ça quelque part… en Mémoire.

La Crécerelle de Patrick Moran est donc un roman à deux visages, ou devrais-je dire, à deux magies : celle intérieure et l'autre latérale. La magie intérieure vous plongera dans un monde de Sword and Sorcery tinté de Pulp ou de Cyberpunk, dense, sombre, violent, animé par des personnages torturés, cabossés, mais attachants, à la quête impossible. La magie latérale, elle, plus subtile, vous fera voir des parallèles avec le monde réel, soulèvera des questions sur la place de l'individu dans la société, sur la société et la latitude qu'elle se doit de laisser à l'individu pour qu'il continue de vivre comme il l'entend, avec son libre arbitre, sans imposer de lois déshumanisées et liberticides, sur l'évolution naturelle des choses et l'acceptation de ces changements, sur les traditions rigides qui, au fur et à mesure du temps qui passe, deviennent obsolètes et figent le vivant dans des lois qui ne lui correspondent plus.

Je cesse mes folles interprétations ici. Peut-être sont-elles fausses. Peut-être en aurez-vous d'autres. Qu'importe, car c'est la magie d'un roman. C'est la magie de la littérature : sa subjectivité, son inconstance, son chaos.
Alors je ne dirai que ceci : Bravo, monsieur Moran.
Commenter  J’apprécie          195



Ont apprécié cette critique (15)voir plus




{* *}