Paul Morand (1888-1976) qui s'est introduit dans les lettres par la poésie, est un écrivain diplomate réputé pour ses nouvelles. Il peut être intéressant de rencontrer un auteur là où on l'attend le moins. Cet essai historique écrit en 1961 et heureusement réédité par Gallimard dans la collection Folio/histoire en fournit l'occasion. "
Fouquet ou le Soleil offusqué" est une plongée dans les eaux troubles du Grand Siècle. La narration très rythmée rassemble ici, pour le meilleur, histoire et littérature. La vie de Nicolas Fouquet (1618-1680) marquis de Belle-Isle et vice-roi d'Amérique est connue bien sûr et ne sera pas forcément une découverte pour nombre de lecteurs, mais la qualité d'un livre se révèle aussi par son style et là, comment ne pas être conquis par celui de
Paul Morand ? Un moment d'histoire et un vrai bonheur de lecture.
Le portrait de Fouquet le dispendieux "ce roi de la finance galante" (p.47) est dressé avec brio dès les premières pages après une incursion dans sa généalogie familiale, adossé à celui de Mazarin son "génie du mal" (chapitre 3) dont il est inséparable ayant fait sa fortune, et de celui de Colbert, le commis besogneux, avaricieux, auquel il s'oppose en tout point. La figure emblématique du roi se profile en majesté au-dessus des trois. La vivacité de ton, l'esprit, les formules lapidaires, la férocité, s'agrègent aux témoignages ou aux mémoires des petits et des grands contemporains, à d'autres écrits ou citations d'auteurs, et non des moindres,
Madame de Sévigné, Brienne,
Madame de Lafayette,
Voltaire,
Goethe, Dumas,
Sainte-Beuve,
Paul Valery etc., qui loin de brouiller les cartes ou d'assécher le propos ne font que l'agrémenter ou le pimenter. C'est réjouissant.
"Fouquet est un personnage
De Stendhal" et "Colbert est un héros
De Balzac" (p.65).
Incroyable Fouquet, adoubé par Richelieu et très tôt parlementaire, puis mis au service de Mazarin, son ascension est fulgurante. C'est que l'écureuil bondissant - c'est l'emblème de son blason - est devenu encore plus leste pendant la Fronde, "alchimiste de la monnaie fiduciaire", il est nommé surintendant des finances en 1653. Dès lors, il prête, pensionne, signe, assigne et réassigne. Une signature qui vaut de l'or auprès des banquiers privés. le seul tort de Fouquet, s'amuse
Paul Morand, ne cachant pas ses sympathies, est d'avoir confondu les finances publiques avec les siennes... "Le grand livre de la dette publique" (chapitre 5) est à lui seul ébouriffant. Mais l'homme est aussi un lettré et un mécène qui lance son style à Vaux, cela fera sa renommée. Trente mille volumes ornent sa bibliothèque, il fréquente Mademoiselle de Scudery et Madame de Plessis Bélière ; fraye avec "l'intelligentsia" :
Corneille, Scarron,
Molière et
La Fontaine, Lebrun, le Nôtre etc.
Coeur battant du livre, la fête du 17 août 1661 à Vaux, offerte à
Louis XIV où
Molière donne "Les Fâcheux" ; la fête qui a marqué les contemporains et dont l'écho nous parvient encore est rejouée là dans tous ses fastes (chapitre 12). Elle prend, sous la plume de
Morand, l'allure d'une apothéose extravagante suscitant des images plus sûrement étonnantes et vivantes que la piètre figuration dansée et filmée offerte au visiteur d'aujourd'hui qui la découvre sur écran dans la salle à manger du château. Revanche de l'écriture sur une bien morne et plate projection.
Car cette féerie estivale qui précède de peu l'arrestation de Nicolas Fouquet (5 septembre 1661), sans être à l'origine de sa disgrâce, comme il est parfois suggéré, n'en constitue pas moins une étape décisive dans la chute du surintendant. de Fontainebleau ce jour là
Louis XIV en personne et sa cour sont venus admirer, en toute proximité, ce que sa jeune et toute puissance royale va bientôt lui permettre d'accaparer. le sort de Nicolas Fouquet s'était scellé quatre mois auparavant, à la mort du cardinal de Mazarin, lorsque
Louis XIV avait décidé de prendre les rênes de son destin. La duchesse de Chevreuse et la reine-mère, Anne d'Autriche, n'étant pas étrangères, en première instance, au complot minutieusement ourdi par Colbert, l'ancien commis du cardinal, et le roi, pour éliminer l'encombrant ministre. L'auteur dévoile un à un les dessous de ce guet-apens historique si précisément ourdi en vue de l'arrestation de Fouquet et documente avec un soin d'archiviste les détails d'un procès encore plus soigneusement réglé.
Restent les questions. Pourquoi Fouquet n'a-t-il rien fait pour échapper à ce traquenard ? Désinvolte ? Trop confiant en sa bonne étoile ? Loyauté envers le roi ? Il a pourtant "senti" Colbert ("Du génie dans l'ordre et de l'ordre dans la méchanceté" p.62). Il aurait eu les moyens de le neutraliser. Rien. Il a aussi lâché sa charge de parlementaire qui aurait pu lui assurer l'immunité devant la Chambre de justice chargée de le juger. Malgré les avertissements de ses amis Fouquet se laisse cueillir à Nantes par D'Artagnan où le roi l'a devancé. le mousquetaire lui offre même un bouillon avant son transfert en carrosse pour Angers... (dernière amabilité du roi). le reste est connu : six prisons puis la relégation définitive à Pignerol.
L'organisation et le déroulement du procès qui va durer près de trois ans font apparaître les figures indissociables de cette affaire (Mazarin et Colbert) et révèlent le caractère de
Louis XIV. La charge contre Colbert et Mazarin a beau être virulente, l'essai n'est pas un plaidoyer en faveur de Nicolas Fouquet, qui n'en a nul besoin d'ailleurs. C'est plutôt la détestation de l'arbitraire et de l'impitoyable absolutisme royal qui auraient animé
Paul Morand. Ayant très vite assuré sa défense par lui-même - c'était un bon juriste - Fouquet réussit, rebondissant avec une énergie surprenante, pendant trois années de procédures douteuses et frauduleuses orchestrées contre lui, à retourner l'opinion en sa faveur et à fragiliser l'ensemble de l'accusation. Il n'échappe pas pour autant à son destin tragique que le lecteur peut s'empresser d'aller découvrir sur mes très vives recommandations.
Passionnant.